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Une école de l’âme humaine
Avant même d’entamer notre questionnement, quelques éclaircissements quant à l’idée d’interroger la valeur esthétique des productions plastiques contemporaines semblent s’imposer : notons, pour commencer, qu’une mobilisation de masse s’est engagée en faveur, ou plutôt, en défaveur de l’art contemporain, dès les années soixante-dix, donnant lieu à quantité d’écrits autour de la crise de l’art contemporain. Celui-ci en effet était créé et perçu comme tellement novateur qu’il ne pouvait donner lieu qu’à une interrogation sur son bien-fondé. Or cette mise en question perdure, aujourd’hui encore, par exemple dans les propos d’élèves et d’étudiants, à l’exception sans doute de ceux qui fréquentent les universités d’histoire de l’art ou les écoles des Beaux-Arts. C’est de ce constat que nous avons pu faire en tant qu’enseignante, ainsi que de notre propre questionnement, qu’ est né notre intérêt pour ce sujet et notre projet de réfléchir sur le problème de la valeur artistique des œuvres contemporaines, à la lumière, notamment, de leur réception. Il nous faut alors préciser que l’expression « d’art contemporain » s’applique aux Beaux-Arts, soit aux arts plastiques en général, plutôt qu’à la musique, à la danse ou au théâtre, même si ces spécialités artistiques connaissent également un développement contemporain. Par ailleurs nous avons dû opérer des choix concernant la beauté artistique d’aujourd’hui et son éventuelle mise en comparaison avec une certaine histoire de l’art, en faisant par exemple l’impasse sur l’architecture pour nous cantonner, très ponctuellement, à la photographie, mais surtout, éminemment, à la peinture et à la sculpture, ou en tout cas à ce qu’il advient de ces deux catégories au XXème siècle. Enfin, nous empruntons à Umberto Eco la justification qui consiste, dans son Histoire de la beauté, à se concentrer exclusivement sur l’art occidental au motif selon lequel » pour les peuples dits primitifs, nous avons des éléments artistiques comme des masques (…) mais nous ne disposons d’aucun texte théorique nous disant si ceux-ci étaient destinés à la contemplation rituelle ou simplement à l’usage quotidien. Pour d’autres cultures, riches de textes poétiques et philosophiques (les cultures indienne ou chinoise, par exemple), il est souvent difficile de savoir jusqu’à quel point certains concepts sont identifiables aux nôtres, même si la tradition nous a amenés à les traduire en termes occidentaux de beau ou juste »
En outre, si nous évoquions précédemment l’idée d’une valeur artistique associée àcet art dit contemporain, nous n’aurions pu conduire notre réflexion de manière féconde sans y inviter François Dagognet, à la fois médecin et philosophe à l’œuvre aussi édifiante que foisonnante, à tel point qu’il a publié plus de soixante ouvrages depuis 1962. Aussi le livre de Georges Canguilhem intitulé Anatomie d’un épistémologue : François Dagognet, ainsi que celui Robert Damien portant le titre de François Dagognet, médecin, épistémologue, philosophe. Une philosophie à l’œuvre voient-ils le jour, respectivement en 1984 et 1998. De même assiste-t-on aujourd’hui à la publication de l’essai intitulé François Dagognet, philosophe et médecin, ainsi qu’à celle de François Dagognet, un nouvel encyclopédiste ?
Et si ce philosophe ne manque pas, en 1997, de consacrer un ouvrage à son maître, Georges Canguilhem, dont il retiendra notamment le goût pour l’épistémologie, il commencera, en 1965, par rendre hommage à Gaston Bachelard et à sa conception de l’image, faisant de ces deux auteurs des « philosophes d’une importance indiscutable (…) (incapables) de réflexions bornées et de strict cantonnement dans une période ou sur un thème étroit » L’œuvre de François Dagognet peut en outre s’orienter explicitement vers la connaissance du vivant et l’épistémologie, comme en atteste le titre Pour une philosophie de la maladie (1996) ou alors vers l’esthétique, avec des ouvrages tels que Le musée sans fin (1993) ou Pour l’art d’aujourd’hui, De l’objet de l’art à l’art de l’objet (1992). Mais elle peut également et le plus souvent d’ailleurs, mêler l’approche épistémologique et esthétique, avec des livres intitulés : Philosophie de l’image (1986), Des détritus, des déchets, de l’abject, Une philosophie écologique (1998), ou Ecriture et iconographie (2002). Car c’est en raison de sa formation scientifique de chimiste et de physicien notamment, qu’il peut s’immiscer au cœur même de la matière telle, par exemple, que la « pierre ferrugineuse », dans ses fonctions tant agrégatives qu’attractives, tout en interrogeant l’opposition conceptuelle « dedans-dehors » à laquelle il se montre attaché depuis l’année 2002 au moins . Mais c’est en philosophe esthéticien que François Dagognet se pose lorsqu’il rapporte, par exemple, l’installation de Robert Smithson intitulée Non-Site. De même est-ce en biologiste qu’il peut mener un plaidoyer en faveur de l’asphalte bitumineux en tant que mélange d’organique et de minéral- ou de la graisse. Comme c’est en philosophe esthéticien qu’il saura, respectivement, faire valoir les réalisations de Pierres Soulages, de Michel Paysant, ou de Joseph Beuys.
Et il ne se contentera pas de s’intéresser à des matériaux artistiques nouveaux tels que le bitume, les débris ou le polystyrène, mais il saura aussi, à l’instar des plasticiens d’aujourd’hui, valoriser de nouveaux usages pour des matériaux traditionnels tels que la toile, le châssis ou les pigments et nous emporter dans d’érudits développements, au sujet par exemple de l’histoire de la couleur ou de la teinture du tissu. Or, si son œuvre « fait apparemment le désespoir du bibliothécaire » , c’est probablement par sa configuration même « qu’il peut trouver le fondement de sa légitimité et les raisons de sa modernité »
A une époque où l’histoire de l’art semble connaître une véritable révolution, comme nous l’avons simplement évoqué à propos de la crise de l’art contemporain ou de l’éventuel abandon des catégories de la peinture et de la sculpture mais, aussi, de la matière noble pour lui préférer les « détritus et les déchets », seul un philosophe s’affirmant « matériologue« , voire « matiériste », peut en effet envisager de manière efficace l’apologie de cet art spécifique à la seconde moitié du XXème siècle. Seul aussi un philosophe qui se revendique « objectologue » peut s’essayer à retracer le procès de la matière et de l’objet qui a émaillé toute l’histoire de la philosophie, à des fins de réhabilitation définitive de l’un comme de l’autre, au cours d’écrits intitulés Rematérialiser, Matières et Matérialismes (1985) ou encore Les dieux sont dans la cuisine, Philosophie des objets et objets de la philosophie (1996).
sources du texte Bernard Faivre
