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37- Après DADA, le Situationnisme !
370- Le mouvement « Dada » fut tout d’abord représenté par Tristan Tzara, George Grosz, Marcel Duchamp, puis vient le Surréalisme : André Breton, Jean Arp. Ensuite, naissance du Bauhaus imaginiste avec le mouvement Cobra représenté par Asger Jorn et l’Internationale lettriste avec Jacques Prévert et Georges Perec, puis le Comité psychogéographique de Londres et finalement l’Internationale Situationniste avec Isidore Isou, Ralph Rumney, Guy Debord, Michèle Bernstein, Asger Jorn, Yves Klein, Mustapha Khayati, Attila Kotanyi et René Riesel. Le situationnisme désigne un mouvement contestataire philosophique, esthétique et politique incarné par l’Internationale Situationniste, « plate-forme collective », fondée par huit artistes en 1957, lors de la conférence de Cosio d’Arroscia. Par la suite, il sera constitué de 70 membres dont 7 femmes et 63 hommes, de 16 nationalités différentes. C’était une organisation de théoriciens, stratèges et activistes révolutionnaires opérant dans les domaines culturels, artistiques, politiques, sociaux et désireux d’en finir avec la société de classes et la « dictature de la marchandise ». Ses fondateurs se définissaient eux-mêmes comme ceux « qui s’emploient à construire des situations », une « situation construite » étant un « moment de la vie, concrètement et délibérément construit par l’organisation collective d’une ambiance unitaire et d’un jeu d’événements où interviennent les rapports de Fraternité ». Dans son document fondateur, « Rapport sur la construction de situations… », Guy Debord (1931-1994) exprime l’exigence de « changer le monde » et envisage le dépassement de toutes les formes artistiques par « un emploi unitaire de tous les moyens de bouleversement de la vie quotidienne ». Le projet situationniste repose sur le communisme de conseils, dans une société égalitaire débarrassée des rapports marchands, et sur la révolution de la vie quotidienne, l’autogestion généralisée, sur des bases égalitaires, la suppression des rapports marchands, l’abolition du spectacle en tant que rapport social, la participation des individus, la réalisation et l’épanouissement de l’individu, l’abolition du travail en tant qu’aliénation et activité séparée de la vie. Le mouvement de mai 68 s’avère, par bien des aspects, être une confirmation des thèses et de l’action de l’Internationale situationniste qui se dissout en 1972.
371- Au début, le situationnisme se veut une tentative de dépassement des mouvements artistiques révolutionnaires d’avant-garde du XXe siècle comme le dadaïsme, le surréalisme et le lettrisme. Mais le mouvement situationniste, héritier du marxisme et du surréalisme, s’oriente rapidement vers une critique de la société du spectacle, qualifiée de « spectaculaire-marchande », associée à un désir de révolution sociale. En 1962, une scission entre « artistes » et « révolutionnaires » conduit à l’exclusion des premiers. Maintenant que les situationnistes ont déjà une histoire, et qu’il apparaît que leur activité s’est taillée un rôle, très particulier mais assurément central, dans le débat culturel des ces toutes dernières années, autant sur le continent européen que sur le continent transatlantique, certains reprochent à l’Internationale situationniste d’avoir réussi, et d’autres lui reprochent d’avoir échoué. Pour comprendre la signification réelle de ces termes, ainsi que presque tous les jugements de l’intelligentsia assise à propos de l’Internationale situationniste, il faut d’abord les renverser. La part d’échec de l’Internationale situationniste, c’est ce qui est communément considéré comme du succès : la valeur artistique que l’on commence à apprécier parmi eux, la première mode sociologique ou urbanistique qu’en viennent à trouver certaines de leurs thèses, ou tout simplement la réussite personnelle est quasiment garantie à tout situationniste dès le lendemain de son exclusion, mais constitue le spectre de la récupération. La grande angoisse du situationniste est la « récupération », premier mode d’absorption du système pour tout ce qui peut représenter une quelconque valeur. « La part de notre réussite, plus profonde, c’est d’avoir résisté aux compromissions qui s’offraient en foule ; c’est de n’être pas resté sur notre premier programme sommaire, mais d’avoir fait la preuve que son principal caractère avant-gardiste, en dépit de quelques autres plus apparents, était dans le fait qu’il devait mener plus loin ; et ainsi, c’est de n’être encore considérés par personne, dans les cadres établis du présent. »
372- Sans doute leurs erreurs ont-elles été assez nombreuses. Ils les ont souvent corrigées ou abandonnées, alors que là étaient précisément les éléments qui réussissaient, ou auxquels le maximum d’aide venait se proposer pour les mener à la réussite. Il est facile de relever dans leurs premières publications les déficiences, les bavardages, les fantaisies issues du vieux monde artistique, les approximations de l’ancienne politique ; et c’est d’ailleurs à la lumière des conclusions ultérieures de l’Internationale situationniste qu’elles sont le plus aisément criticables. Un facteur inverse a naturellement laissé moins de traces dans leurs écrits, mais a pesé très lourdement : un abstentionnisme nihiliste, une grave incapacité, chez beaucoup d’entre eux, de penser et d’agir au-delà des premiers balbutiements d’un dialogue positif. Ceci va bien, presque toujours, avec l’exigence la plus abstraite et la plus mensongère d’un radicalisme désincarné développant comme une anti-théorie. Mais la Théorie, c’est surtout Jacques Derrida et Gilles Deleuze. En 1949, Jacques Derrida s’installe à Paris et s’inscrit en première supérieure au lycée Louis-le-Grand, où il se lie d’amitié avec Pierre Bourdieu, Lucien Bianco, Michel Deguy et Louis Marin. Ils lient la déconstruction à l’ « Hyper critique de la phénoménologie, de la métaphysique et de la sémiologie dans un contexte pan-sémiotique et pan-narratif ». En relisant Derrida, on est immédiatement frappé par deux choses :
1/ chacun des « critiques littéraires » confirme de façon parfaite l’idée vague qu’on a pu se faire de la contribution, de la posture, de la tendance politique même de la pensée de Derrida.
2/ ce sont des textes difficiles, au long desquels l’auteur suit un cheminement argumentatif à la fois circulaire et progressif, qui croise des données textuelles et conceptuelles elles-mêmes difficiles, empruntées à des corpus de savoir tout à fait « techniques ».
Si, donc, nous avons égard à ce en quoi consiste le succès de Derrida, nous devons reconnaître qu’il ne s’agit pas d’un succès idéologique sommaire, se traduisant par la reprise de quelques slogans simplistes, et l’événement d’un style dans la conversation « mondaine » ; bien plutôt, cette philosophie inspire à des gens extrêmement divers dans le monde l’envie d’écrire à leur tour des textes difficiles, noués à des sources subtiles ou ardues.
373- Il est manifeste que donner à un très grand nombre de gens le désir d’une véritable activité intellectuelle et scripturale, engageant du temps, de l’effort, mobilisant des tâches de compréhension subsidiaire, n’est pas quelque chose d’anodin. C’est, tout au contraire, quelque chose qui se produit fort rarement, et qui est l’indice d’une percée, d’un moment singulier et fort d’animation et de renouvellement dans la vie parfois monotone de l’esprit objectif. À l’origine de l’origine (avant même l’origine, en un lieu inaccessible, pré-originaire), une trace a disparu. C’est cette disparition qui rend possible l’énigme originelle, la première altérité, la première extériorité, Jacques Derrida la nomme archi-trace ou archi-écriture. Elle ouvre, dans le temps et dans la parole, des intervalles et des espacements. Toute trace peut toujours s’effacer, s’oublier, se perdre. Cette perte appartient à sa structure. Mais l’archi-trace est déjà effacée. D’une part, elle a déjà disparu dans l’oubli, l’oubli lui-même n’existe plus. Elle n’a jamais existé ou plus exactement elle n’arrive qu’à s’effacer (si elle arrive, c’est seulement dans l’effacement). Son inscription est devenue impensable. Mais d’autre part, nul ne peut garantir qu’une trace puisse être définitivement et radicalement effacée. Elle peut toujours faire retour comme symptôme, comme spectre ou autrement (de manière inattendue, imprévisible, monstrueuse ou inimaginable). Nous sommes toujours hantés par la trace. De ce « moment » singulier sans lieu, ni sens, ni référent, où la trace est devenue cendre, on ne peut même pas parler. Même la théologie négative ne peut rien en dire. L’œuvre ne communique avec elle que dans son effacement. Et pourtant on en parle, il aura fallu en parler, même sans rien en dire. Même disparue, elle est à l’œuvre. Elle reste hétérogène, irréductible, inexpugnable, scellée, innommable. Elle nous confronte à l’angoisse de l’effacement de soi, à la perte de toute présence.
374- Dès qu’il y a expérience, dès qu’il y a du vivant, dès qu’il y a renvoi à l’autre, il y a trace; c’est le fond sans limite sur lequel s’inscrivent l’écriture, le trait, le don, l’archive, etc. Dès la première trace (dans l’unité d’un double mouvement de protention et de rétention), le texte est double. En se répétant, se réitérant, la marque (ou la trace) réitère l’événement, la première fois. L’invention, telle qu’elle est définie dans le monde moderne, systématise ce mouvement. Cinq ans après son introduction-traduction de L’Origine de la géométrie de Husserl, Jacques Derrida publie, en 1967, trois livres étrangement différents, paradoxalement proches. Au classicisme apparent de « La Voix et le phénomène », ample et féconde méditation sur le problème du signe dans la phénoménologie de Husserl, semble répondre un certain vent de folie qui, en 1967, fait de « L’Écriture et la différence » le livre de la modernité en marche. Elles questionnent l’écriture littéraire (Artaud, Bataille, Jabès) ou le motif structuraliste, Freud ou Lévinas, les onze études qui composent le livre traduisent une façon profondément novatrice d’écrire et vivre la philosophie, d’écrire pour vivre la philosophie.
375- Le tournant linguistique, plus souvent désigné par l’expression anglaise linguistic turn, est originellement une expression par laquelle Gustav Bergmann désignait en 1953 une manière de faire de la philosophie initiée par Ludwig Wittgenstein dans son Tractatus logico-philosophicus. D’une manière générale, il s’agit d’un changement méthodologique et substantiel, affirmant que le travail conceptuel de la philosophie ne peut avoir lieu sans une analyse préalable du langage. Le tournant linguistique a notamment connu des applications en histoire. Le linguistic turn est une démarche historienne qui considère que toute recherche historique doit nécessairement s’intéresser au langage ou au discours, qui deviennent donc objets d’étude. Cela se justifie épistémologiquement : étant donné qu’il travaille sur des textes, que la réalité qu’il analyse n’est accessible que par la médiation du langage, l’historien n’appréhende en fait que la représentation discursive de la réalité. Dans cette vision, l’histoire ne serait plus une discipline scientifique, mais deviendrait un genre littéraire, qui doit être appréhendé en privilégiant la critique textuelle et consacrant la dimension Pan-Narrative du Monde. Les partisans de cette méthode s’appuient principalement sur la philosophie post-structuraliste de Jacques Derrida et Michel Foucault. « En prononçant un mot je m’élève au niveau de son contenu idéal, qui peut être indéfiniment répété, de sorte que la parole apparaît alors comme le moyen par lequel je peux surmonter ma facticité et ma mortalité propres, l’idéalité » étant, selon les propres termes de Derrida, « le salut ou la maîtrise de la présence dans la répétition ».
376- Pour Derrida, qui oppose de manière radicale la vie et la mort, la présence et l’absence, nous sommes depuis toujours et pour toujours exilés dans le labyrinthe de la représentation sans espoir de pouvoir jamais en sortir pour accéder au « soleil de la présence » ; c’est pourquoi, selon lui, nous ne parlons que « pour suppléer l’éclat de la présence ». Selon lui, la vie doit constamment composer avec la mort et n’est en tant que telle rien d’autre que cette « économie de la mort » qui implique que « tout graphème est d’essence testamentaire ». Mais la relation à la mort peut avoir un autre sens, qui peut conduire à une autre attitude à l’égard de l’absence que celle qui tente d’y « suppléer ». Car il est possible de voir dans la mort, comme le fit Heidegger, l’écrin du rien en même temps que l’abri de l’être. Cela veut dire qu’en tant que mortels, nous ne sommes ouverts à la venue en présence du monde que parce que nous avons un rapport à cette radicale absence qu’est la mort. Nous avons à la soutenir, non pas à y suppléer – nous avons même à en témoigner en existant notre mortalité.
377- Pour Heidegger, la mort est cette limite qui nous octroie notre présence temporelle dans le monde ; pour Derrida, la mort est ce qui met le temps hors de ses gonds et disloque la présence. Dans le texte qu’il dédie en 2004 à Ricœur, Derrida rappelle avec émotion et approbation le jugement que portait Ricœur sur sa « Mythologie blanche » dans « La Métaphore vive », où on peut lire ceci : « Le coup de maître, ici, est d’entrer dans la métaphysique non par la porte de la naissance, mais si j’ose dire, par la porte de la mort. » Ce qui est peut-être resté à jamais impensé pour Derrida lui-même, c’est le fait que la porte de la naissance et celle de la mort sont une et la même, le visage sans visage de Dionysos. La traductrice de « de la Grammatologie » est une jeune enseignante américaine d’origine bengalie, Gayatri Chakravorty Spivak, qui est aussi une féministe de gauche au charisme incontestable. Du coup, le public étudiant se jette sur ce livre comme s’il s’agissait d’un texte engagé en faveur de la cause des femmes. Lecture un peu extrême mais pas tout à fait illégitime dans la mesure où Derrida, au début des années 1970, ne dénonce plus seulement le logocentrisme mais aussi le phallocentrisme – au point d’en faire un seul mot-valise : phallogocentrisme. Cette dénonciation est même, à l’époque, la seule position politique qu’il s’autorise à afficher publiquement. Il va sans dire qu’elle lui rallie immédiatement de nombreux partisans.
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