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23- Y a-t-il une évolution de l’Art. Il y a bien une évolution biologique et sociale des sujets physiques … N’est-ce pas cela que Créer veut dire ?
230- Parmi les principes qui fondent, chez Speth, sa démarche interprétative et corrélative des phénomènes de génération de variabilités et de formes internes, on trouve la notion d’interdisciplinarité. Depuis 1930, le champ des disciplines s’est élargi à notamment la paléoanthropologie, la neurobiologie, la neurolinguistique, l’éthologie animale, l’informatique, les neurosciences cognitives, et rend compte de différents processus comme le caractère distribué et parallèle du traitement de l’information dans les systèmes sensoriels et dans les structures cérébrales correspondantes, le rôle de l’action et du « faire » dans l’acquisition des connaissances, l’importance de la plasticité dans la formation et le maintien des réseaux nerveux. Speth décrit ces mécanismes quand il parle de la connexion des capacités « spirituelles » et de la disponibilité sensible chez le sujet agissant à l’intérieur et à l’extérieur d’une organisation sociale. Les phénomènes épigénétiques, sans changer la séquence du génome, font que certains gènes s’expriment ou non et modifient éventuellement le fonctionnement du génome. Ainsi, cela signifie que, dans ce domaine aussi, les relations fonctions-structures et structures-fonctions ne sont pas immuables. Il n’y a pas d’identité ni d’homologie entre la structure et ses fonctions, car à une structure particulière peut correspondre plusieurs fonctions et à plusieurs fonctions peut correspondre une seule structure, induisant au surplus des phénomènes de vicariance, c’est-à-dire qu’une structure différente peut venir pallier les fonctions de n’importe quelle autre structure sous certaines conditions. Même au niveau comportemental (culturel), un environnement stimulant peut inverser les effets physiologiques et les attitudes négatives générées par un stress, comme on l’observe chez les souris ou dans le cas de certains cancers. Les différentes formes d’apprentissage et de mémoire, illustrant des activités cérébrales fonctionnelles particulières préétablies (sens, action, attention, évaluation, intellection…), relèvent de cette expression des gènes sous l’effet de modifications moléculaires résultant précisément de stimulations venant des objets culturels, des événements et des lois qui orientent ces activités dans un mouvement alternatif, objets d’une perception active de l’expérience, apprentissage déjà investis ou à investir dans ces choses.
231- En composant une phrase par la mémoire procédurale pour émettre une opinion sur un objet, on recourt également à la fois à la mémoire sémantique et autobiographique et énonçons l’idée que cet objet est assorti à la situation : les objets sont investis d’une expérience de la réalité et, en la désignant, ils renouvellent et régulent l’expression des gènes. La mémoire ne correspond pas à des engrammes isolés dans le cerveau (par exemple le verbe « assortir »), mais plutôt à la manifestation de certains gradients des fonctions requises par cette expérience et l’opinion émise correspondante : « Les choses entraînent les paroles », dit Cicéron (notre mémoire autobiographique est encryptée dans notre corporalité même, probablement par la modification de régions spécifiques de l’ADN). Investies dans les objets, la matérialité même, les formes de mémoire comme la sensation de prise et de mouvement correspondant à la fonction cérébrale du maniement, déterminant le geste de la main naturelle ou artificielle : « Les choses saisissent l’esprit », tel qu’il était entendu avant Plotin, avant qu’il ne lui soit attribuée une certaine autonomie de l’intellect par l’expression de l’Un se reflétant au « point Ω » de la conscience.
232- Il est important de bien préciser ce que signifie l’expression des gènes. Une métaphore parlante peut nous venir en aide. « Imaginez un cuisinier céleste comme l’a été Épiméthée, frère de Prométhée, chargé de distribuer les caractères dans la nature vivante. Il décide de procéder tout d’abord à l’élaboration d’une sauce magique. Dans sa casserole, il y place en premier lieu la multitude de « gènes » ingrédients qu’il compte faire exprimer dans cette sauce de telle manière qu’ils teintent tour à tour ses papilles. Ce jeu d’accords possibles qu’il maîtrise maintenant du bout des doigts est son clavier « génotype » avec lequel il conduira son travail en modifiant la température, l’agitation, la maturation, la décantation, la réduction des « caractères acquis ». Pour résumer, le caractère d’un individu est constitué par les ingrédients de la sauce qui sont les gènes, la sauce qui est le génotype et l’action du cuisinier qui sont les caractères acquis. Il y a bien une évolution biologique et sociale des sujets physiques et, en conséquence, une évolution de l’organisation des sociétés. La maîtrise du feu, la cuisson (« Le cru et le cuit » de Claude Lévi-Strauss) ont peut-être contribué à accroître le volume cérébral et, particulièrement, le volume des lobes frontaux. Étant en même temps et parallèlement impliqué par les activités et les capacités intellectives (c’est-à-dire corporelles et langagières) ; il s’agit de celles qui établissent des rapports au réel par cette maîtrise, mais également celles qui constituent une réalité détachée par l’évaluation des stimulations désignées comme conventionnelles, « la mémoire d’une expérience », par leur contenu émotionnel, en les tenant pour des signes et qui plus est verbalisés, institués en stratégies, surtout s’il est question d’anticiper et de planifier des actions assurant le vivre et le survivre. On comprend par là la place et le rôle d’un Dieu du feu dans la culture, le logos héraclitéen et la conscience collective déterminant l’essence de nos activités pratiques et techniques. La définition du verbe « forger » dit qu’auparavant, dans l’Antiquité, ce mot avait le sens de « créer » et au sens figuré d’« imaginer, inventer ». Le sens actuel de « travailler un métal » est également attesté vers la même époque dans le giron des alchimistes. Il est issu du latin classique fabricare par évolution phonétique et peut évoquer la fabrication de soi.
233- La fable de l’apprenti-sorcier voulant recréer la vie, chère à l’Occident, est attestée pour la première fois dans la littérature européenne au IIe siècle de notre ère chez Lucien de Samosate, et des automates sont déjà présents chez Homère, en association étroite avec Héphaïstos. Dans le monde grec, en effet, le divin forgeron joue un rôle fondamental dans la fabrication des créatures vivantes et artificielles. Non seulement la tradition se place sous son patronage pour la pyrotechnie et les arts des métaux, mais les textes le perçoivent comme le démiurge par excellence, le dieu du feu capable de créer des œuvres d’art tout à fait singulières. En cela, il est rejoint par l’architecte Dédale, présenté parfois par les auteurs anciens comme son descendant ou son hypostase. Ces créations n’appartiennent pas cependant aux seuls mythes. Des sources évoquent, à de nombreuses reprises, notamment aux époques hellénistiques et romaines, la présence de statues symbolisant des automates animés, de robots, de mécanismes automatiques lors de fêtes et processions religieuses ou, de manière plus générale, servant au culte du Dieu forgeron. Dans le même temps, avec l’arrivée du géochimiste Vladimir Vernadsky dans le jeu scientifique dès 1937, nous entendons poindre les prémisses d’un discours dans le sens de la prévention prométhéenne (le transmetteur du pouvoir du feu aux hommes), sur la réalité d’une technosphère qui peut s’avérer être mortifère pour l’humanité.
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