Temps de lecture :




26- La dégradation entropique et la destinée prométhéenne de la technologie humaine
260- Comment la conscience peut-elle agir sur une marche des processus qui semblent pouvoir être ramenés au règne de la matière et à l’énergie ? Cette question a été posée par le mathématicien Alfred James Lotka sur les sujets biochimiques. Alfred J. Lotka, précédant dans ses théories, la théorie générale des systèmes de Ludwig von Bertalanffy, développa une approche globale du « système du monde », la biosphère de Vernadsky, qui ouvrit la voie à l’écologie des écosystèmes, développée après la deuxième guerre mondiale par les élèves du professeur G.E. Hutchinson à Yale University, et notamment les frères Eugene et Howard Odum, qui ouvrirent le dialogue par leur ouvrage « La dégradation entropique et la destinée prométhéenne de la technologie humaine ». Alfred James Lotka est un pionnier dans l’approche biophysique de l’économie, introduisant en 1945 le terme « exosomatique » pour désigner l’évolution technique accélérée de l’espèce humaine qui fait, selon lui, intimement partie de la biosphère. On commence en effet à s’apercevoir que le processus entropique (unidirectionnel) de l’économie industrielle s’intègre mal dans le fonctionnement cyclique de la biosphère. D’où l’idée, de plus en plus évidente, que le « développement économique » actuel n’est pas soutenable. Le système de Lotka approche de la définition des processus négantropiques, renversant les conséquences du processus entropique qui seront mieux définies plus tard dans la théorie générale des systèmes (entropiques).
261- Dans le Protagoras de Platon, Protagoras enseignera à Hippocrate « la meilleure façon de gouverner sa maison et, dans les affaires de la cité, le mettra le mieux en état d’agir et de parler pour elle ». Autrement dit, un brillant politicien. Mais selon Socrate, l’excellence, par nature, ne pouvait s’enseigner, et ce malgré toutes les prétentions des sophistes à ce sujet. Il fonde ce raisonnement sur deux arguments : lorsqu’une discussion porte sur un sujet technique, seuls les spécialistes sont habilités à parler et à donner leur avis (intellection). Quand, en revanche, la discussion est de nature politique, alors chacun se sent autorisé à émettre son opinion, sans avoir jamais reçu l’enseignement d’un maître à ce sujet (doxa) : ce comportement est bien la preuve que l’on considère la politique comme ne pouvant être enseignée. Protagoras, pour réfuter Socrate point par point, se lance alors dans un discours de sophistique. Pour le premier argument, il utilise le mythe de Prométhée (qui est celui qui réfléchit avant) et de son frère Épiméthée (qui est celui qui réfléchit après). Prométhée est le fils du Titan Japet et de l’Océanide Clyméné ; Prométhée serait le créateur de la race humaine. Il aurait façonné le premier homme avec de la terre et de l’eau. Il est aussi chargé par les dieux de la création du monde terrestre, de distribuer les qualités et les dons physiques parmi les êtres vivants. Son frère Épiméthée demande à s’en occuper. Il se met scrupuleusement à la tâche, guidé, semble-t-il, par la double exigence de juste équilibre et de diversité harmonieuse : le plus fort sera moins rapide et le petit animal saura voler dans les airs ou se tapir sous la terre. L’un aura des poils, l’autre une peau, l’un sera carnivore et l’autre herbivore. Mais quand toutes les espèces sont harmonieusement dotées et tous les talents généreusement distribués, l’erreur d’Épiméthée éclate au grand jour : l’homme a été oublié. L’homme reste nu et sans défense. Prométhée, pour réparer l’erreur de son frère, va voler les secrets du feu et de l’habileté technicienne au dieu Héphaïstos. Il donne le savoir technique aux hommes, permettant de compenser leur nudité. Mais pour éviter que les hommes, détenteurs de ces nouveaux pouvoirs, n’en viennent à s’entretuer, Zeus leur accorda aussi à tous, par l’intermédiaire du dieu Hermès, les sentiments de la pudeur et de la justice, fondateurs de la conscience politique et de la vie en communauté. C’est la raison pour laquelle chaque homme a en lui la notion de la politique et peut exprimer une opinion à ce sujet. Protagoras clôt son argumentation en comparant la vertu à une langue maternelle. Si on peut l’apprendre sans maître particulier, en écoutant et imitant, ce n’est pas pour autant une raison pour affirmer qu’elle n’est pas un savoir susceptible d’être enseigné. Mais doit-on ignorer la nuance entre inculquer et enseigner ?
262- Ainsi, les Grecs de l’Antiquité avaient-ils raison d’attribuer cette transmission du feu sans la sagesse concomitante à l’initiative de Prométhée ? Pour Alfred Lotka, c’est l’aspect proprement planétaire, évolutif, de la technique moderne, souvent symbolisée par ce mythe de Prométhée, et qui est, comme l’avaient bien vu Schumpeter et Tarde, au cœur du développement économique.
Chronologiquement, la première révolution prométhéenne a été la maîtrise du feu. L’importance de cette découverte dérive de deux propriétés singulières du feu. Tout d’abord, le feu représente une conversion qualitative de l’énergie, la conversion d’une certaine forme d’énergie chimique en énergie calorifique. En outre, le feu procède comme une réaction en chaîne. Avec une seule petite flamme, on peut faire brûler toute une forêt, voire toutes les forêts. Le feu a mis les hommes en état de se chauffer et de cuire des aliments, mais surtout de fondre et de forger des métaux, de faire cuire la céramique et la pierre à chaux. L’ère technologique ouverte par le don de Prométhée 1er – comme nous devrions l’appeler – a été l’âge du bois. En effet, pendant des siècles, le bois est resté l’unique source d’énergie calorifique efficace. Avec le temps, le don de Prométhée 1er contribua à sa propre extinction. En effet, le hic de tout don prométhéen, c’est d’accélérer le développement technique, lequel, à son tour, contribue à l’épuisement croissant du « combustible » qui l’entretient. Ainsi, avec le développement industriel toujours croissant, les forêts du monde sont en péril. Le salut est venu de Prométhée II, cette fois de deux mortels ingénieux : Thomas Savery, qui inventa une pompe à vapeur, et Thomas Newcomen, qui inventa la première machine à vapeur par le principe de Clausius. Leur don a été en effet prométhéen. La machine à vapeur, à l’instar du feu, représente une conversion qualitative, à savoir la conversion de l’énergie calorifique en énergie motrice. Tout comme le feu, la machine à vapeur entraîne aussi un processus en chaîne. Avec une seule machine à vapeur et un peu de charbon, on peut extraire assez de charbon et d’autres minerais pour produire d’autres machines à vapeur avec lesquelles on peut produire encore d’autres machines à vapeur et ainsi de suite, tant qu’il y a suffisamment de combustible et de minerais appropriés. Tout comme le don de Prométhée 1er, la machine à vapeur a entraîné un saut à la fois qualitatif et quantitatif de l’état de la technologie. Elle a mis les humains en mesure d’utiliser pour la première fois une source nouvelle et plus puissante d’énergie motrice, celle des combustibles fossiles. Nous vivons encore dans l’âge de ces combustibles. Mais l’extraordinaire aubaine minéralogique qui a commencé il y a à peu près deux cents ans maintenant approche prématurément de sa fin, œuvre inévitable du deuxième don prométhéen.
263- Aujourd’hui, la question cruciale est de savoir si un nouveau Prométhée viendra résoudre la présente crise de l’énergie de la même manière que Prométhée II a résolu la crise de l’âge du bois. Le réacteur nucléaire ordinaire n’est pas un don prométhéen. Il ne fait qu’élargir la source de chaleur comme l’a fait la découverte du pétrole autour de 1860. Le surgénérateur pourrait être un don prométhéen car il effectue une conversion qualitative, celle de matériaux fertiles en combustibles fissiles. Cette conversion déclenche aussi un processus en chaîne, au moins sur le papier. Malheureusement, le surgénérateur est entouré de risques graves non encore évalués suffisamment. Quant au contrôle d’une réaction thermonucléaire, on n’aperçoit encore aucune lumière à l’autre extrémité du tunnel. Il n’est d’ailleurs pas exclu que l’utilisation de l’énergie thermonucléaire ne reste confinée aux bombes de la même manière que la poudre à canon et la dynamite. Sans doute, la situation peut changer de fond en comble sans aucun préavis. Mais puisque personne ne peut être sûr que Prométhée III arrivera, ni savoir exactement ce que sera son don, une seule stratégie s’impose sans appel, à savoir une conservation générale bien planifiée. C’est de cette façon seulement que nous aurons plus de temps pour attendre la découverte d’un nouveau don prométhéen, comme l’énergie biogène ou l’énergie psychique permettant des solutions d’échelle au niveau électronique, la maîtrise du retraitement et de la régénération des déchets nucléaires, au pire, pour glisser lentement et sans catastrophes vers une technologie moins « chaude ». Évidemment, cette dernière technologie ne pourrait être qu’un nouvel âge de bois, différent quand même de celui du passé, parce que nos connaissances techniques sont plus étendues qu’aujourd’hui. Il ne pourrait en être autrement étant donné que tout processus évolutionniste est irréversible. Et si ce retour devient nécessaire, la profession des économistes subira un changement curieux : au lieu d’être exclusivement préoccupés par la croissance économique, les économistes chercheront des critères optimaux pour planifier la décroissance. L’économiste Georgescu-Roegen ne nie pas le progrès technique (historiquement imprévisible), il souligne seulement les limites physiques et économiques, qui n’excluent d’ailleurs pas d’autres limites, biologiques, sociales, politiques et éthiques. Il nous rappelle aussi qu’il n’est pas univoquement synonyme de progrès ! Le redoutable problème social du chômage est peut-être bien inséparable d’une réorientation du « progrès technique ». Dans ce domaine de la responsabilité sociale de la science et de la technique, la décroissance est plus actuelle que jamais ou tout du moins la stabilisation de cette croissance.
Téléchargez le Pdf ➤➤➤ Suite du texte ➤➤➤
