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53- « la stratégie de Clausius »
Yvan Beckerman avait développé une stratégie de résistance efficace non pas basée sur des pratiques guerrières comme celle de Clausewitz, mais sur une subtile stratégie du vivant qu’il appelait « la stratégie de Clausius ». Nour allait pouvoir lui transmettre le message cosmique et partager avec lui nos conceptions systémiques de la question.
Le lieu de la rencontre a été gardé secret jusqu’au dernier moment, ainsi la décision a été d’organiser l’événement dans le bastion secret d’Yvan, qui est le lieu le plus sécurisé du pays. Il ne payait pas de mine a priori et reposait tout simplement au fond d’une cour d’immeubles non loin de la mairie de Villeréal, mais pour les Cops, Yvan n’y était jamais. Cette bâtisse masquait un vaste réseau de souterrains qui repassaient sous la mairie et rayonnaient en étoile à travers tout l’urbanisme de Villeréal et plus loin encore. Les Hussards des villages du centre ont des tours de garde dans tous les coins de la cité et se montrent très discrets. Si l’on apercevait un militant, on remarquait qu’ils se ressemblaient souvent tous avec leur look chevelu-barbu et leurs duffel coats cousus main qui les faisait ressembler à des lutins furtifs. Seule Nour fut invitée à entrer dans la forteresse cachée de la rébellion verte. Nous sommes restés à l’extérieur, Ameele, Hanaé, Providence, Jauko, faisant connaissance avec les villageois qui étaient tout surpris de croiser des nomades de la capitale. Notre mode de vie semble étrange à leurs yeux et nous émettons des clichés sur la vie sédentaire autonome comme on enfile des perles. Nous finissons par trouver un sujet commun : l’Empire ! Villeréal a payé cher la réquisition des armes à feu de 2046 et les Sbires de l’État potentat avaient laissé quelques morts derrière eux, surtout parmi les Hussards du village, symbole de l’indépendance des cités-états écologistes du centre. Sans plus d’explications, nous justifions notre présence par l’annonce d’un grand soulèvement qui se prépare contre l’Empire et l’Agglomération Parisienne Concentrée, que les villageois ont l’air d’approuver. La rencontre ne dura qu’à peine une heure et Yvan Beckerman en est ressorti avec le sourire, décrétant les festivités pour tout le comté sur les réserves disponibles chez les militants écologistes et l’accueil des tribus faubouriennes des dix-sept louves à l’orée de Villeréal.
Nour émergea enfin, le visage radieux, avec en tête toutes les idées extravagantes possibles pour la consécration de ce moment historique. La conjonction des villages et des tribus au solstice d’hiver était l’événement du siècle. Nous allions pouvoir, à cette occasion, révéler nos musiciens, notre savoir-faire en chimie récréative et notre maîtrise du règne métallo-tzigane à cette bande de concombres masqués que sont ces écolos Bolo’Bolo enracinés. Les cités-états écologistes fonctionnent comme dans Sparte, pacifiées quand la prospérité durait, militarisées quand l’avenir menace, et les prédictions d’avenir possible professées par les « IA-quantique-es-OA » portatives et leurs conseils en stratégies offensives éprouvées depuis d’éons d’éons allaient allumer tout le comté. Un vent de réveil des consciences pouvait souffler enfin sur l’ensemble du territoire des Francs et secouer un peu leurs routines sédentaires. L’événement fut célébré par la diffusion d’une série d’affiches confectionnées conjointement entre Providence, qui avait été l’une des grandes réalisatrices des plateaux de médias des grandes diffusions des années 50, et un artiste de renom des cités-états. La collection d’affiches à elle seule devait nous mettre des étoiles plein les yeux. J’osais me proposer pour participer à l’aventure et réalisais une version d’affiche mettant en scène le python Penjari de maman, l’Ouroboros original chevauché par Penthésilée-Nour, tournoyant autour d’Achile-Beckerman muni de son bouclier en matière dichroïque, annonçant l’émergence d’un nouveau Béni-balou-dǎna pour le Banquet du millénaire. L’affiche plaisait à beaucoup de villageois et m’encouragea dans l’exploration de l’univers graphique. La nouvelle se propagea instantanément partout où il y eut une connexion et quiconque se manifesta fut invité. Des scènes seront prévues dans tous les lieux mythiques de Villeréal et la compétition des groupes de musique du peuple de tout le pays s’annonce intense. Des compétitions culinaires libres allaient, durant la quinzaine, départager une équipe de cuisiniers qui aura régalé la sélection du jury de fin palais tout en le partageant au plus grand nombre des Villeréalais. Tous les soirs, à la tombée de la nuit, de grands banquets doivent s’organiser dans les chaumières, faisant couler les spiritueux et les chants à grands flots. Des flambées nocturnes gigantesques devront être initiées sur toutes les places du comté par les partisans du rituel des solstices et des équinoxes, annonçant le commencement des festivités puis du bal national. Des fêtes bacchanales et des rituels dionysiaques chers aux tribus panistes vont être organisés. Elles s’annoncent en importance tout comme les tribus Sethy qui ont déjà bien reniflé le filon et se sont données le mot. Des démonstrations de savoir-faire pourront se manifester n’importe où pourvu que les risques soient déclarés à quelconque militant ou lieutenant de tribu. La mairie cherche de nouvelles idées d’animations et le projet de vastes battles de toute discipline entre les Roms de cœur et les Francs saliens se déploiera au gré des idées.
Le déplacement des dix-sept louves est un phénomène faramineux à observer. Imaginez, après le rite de levage du camp par Mère Louve, plus de six cents attelages de Hummeurs et de Dodges tirant des roulottes à doubles essieux, des tiny houses surcompensées avec la ménagerie des chiens, des chats, des baudets et les semi-remorques simples et doubles attelages, les Gazos, les véhicules baroques et les cyclodaliques, plus tous les modes de déplacements dans une ambiance de départ en vacances. L’alyah de la tribu dura une semaine et encombra les routes de passage des patriciens de l’Empire, surpris d’un tel phénomène.
Les villageois accueillent les nomades arrivants dans leurs cours d’immeubles, des emplacements aux alentours des grands espaces leur ont été aménagés et les tziganes sont reçus comme jamais. La culture bohème s’infuse bien dans le bouillon naturel de l’éco-autonomie des villages du centre. L’essentiel de la tribu s’établit à la périphérie de Villeréal, le noyau circon-topique du camp en directe ligne avec la mairie. Yvan Beckerman a beau en être le maire et le héros, Mère Louve n’imagine pas qu’elle n’en soit pas la Mère des peuples. Mais la rivalité est symbolique et Yvan passe plus de temps dans l’Airstream de Mère Louve que dans sa forteresse de champion de la révolte. Les lieutenants et les militants écolo-autonomistes ont enfin le temps et l’occasion de partager leurs conceptions du devenir du pays et leurs stratégies de résistance et de combats. Ces soldats de la nature, avec les Bohèmes lycanthropes sous la Lune, échangeant sur le dance-floor du camp leurs parts de vérité, faisaient d’eux les grands gardiens de l’âme humaine, les bien-humains des Indiens des plaines. Ainsi, le lieu circon-topique avec ses danses tziganes devient le lieu cyclique des liens indéfectibles entre hussards de l’écologie et nomades, parcourant le champ des influences cosmiques de la bohème.
Si vous ne connaissez pas la fierté des tribus, vous allez être servis. Les secrets culinaires des nomades sont faits pour chambouler le bon ordre des papilles de ces cucurbitacées masquées de Villeréal. Ils n’imaginent pas, ces écolos, le pouvoir des fours papiers des nomades pour les grillades de porcs, les filets de Panga et les miracles culinaires que nos lieutenants d’intendance tirent d’une bonne flambée à la lueur du spectre d’argent. Son art culinaire, mêlé d’éclats de feu gustatif et aphrodisiaquement stimulant, était le moteur de la joie collective des tribus : les palettes du diable à la crue de flambe, les sardines fourrées d’épices craquées grillées, les pains pizza au fromage Mère Louve, les poulets croquants en croûte, la confiture de citrouille fumée au parfum de truffe. La poêlée Goraitiennes des bois, les Goraitiens étaient les Bohèmes habitant des Carpates d’origine roumaine. Elle était constituée au minimum de quatre sortes de mycophytes champêtres comme les morilles, les girolles, les coulemelles, les trompettes de la mort, travaillés en température et sautés à l’ail sauvage, une tuerie.
Je ne doutais à aucun instant que les danseuses et les danseurs de la tribu allaient rivaliser avec les folklo du climat. Mon Ameele va encore les bouffer sur le dance floor. Nos artistes vont présenter leurs savoir-faire en « Cinétique et Mécatronic d’Art », en robotique récréative et musicale qui intriguait ce public que sont les créatifs culturels et les Makers du Maker-faire Villeréalait. Ce sera quinze jours de folies nocturnes dans toutes les rues de la ville et alentours. Les villageois exposant avec bonheur et fierté leur artisanat d’art. Pour une fois, les tribus panistes se comportaient civilement avec les sédentaires par l’effet d’un pacte passé entre les Sethy, les Panistes et la Fédération des villages du centre d’Yvan Beckerman. La tribu des dix-sept louves sera mise à l’honneur, ce qui va permettre à Galouzo et Bernis d’écouler les pils roses par cette occasion et la Sativa-survitaminée que l’on repérait facilement par le nombre de boyaux de la rigolade que l’on rencontrait dans les banquets de minuit. Aminata-Adi-Makou-Traoré, Inaya Mani et Alix, avec leur groupe de romance rock, sont devenues les reines de ces fêtes saturnales.
L’installation des dix-sept louves s’était irisée autour du lac de Brayssou et du lac Bariats, puis s’étendait par filaments jusqu’à l’orée de Villeréal. Les indigènes se comportent de manière exemplaire et prennent plaisir à faire visiter leur intimité, leur Dodge et Hummer modifiés, tout rutilants et mis en exposition pour l’occasion. Les discussions entre les nomades et les villageois sont intenses du fait du hiatus gigantesque qui s’étend entre l’auto-production des écologistes et la voie cosmique que les nomades doivent suivre pour la découverte du filon thermo-dynamique, ainsi que les chemins par lesquels ils les obtiennent. Les « Lycans », comme aiment se faire appeler les indigènes de l’Oumma des dix-sept louves, savent entretenir le Mystère des rites nomades et vanter la puissance de leurs chamanes. Finalement, les banquets se passent autant dans les auberges citadines que dans les lieux circon-topiques des tribus lycanthropes, à la lueur de l’âtre champêtre et sous les étoiles. Une saine compétition s’était insinuée entre la tribu des « loups de Saint Ignace », installés à la Souque et au Grillon à l’Ouest de Villeréal, la tribu des « beaux Lycans » au nord du comté et la tribu « lou canis lupus » au sud, qui affichaient toute une flanquée de Jazzy-tziganes qui venaient « banqueter-ziner » sur nos grattes le soir au lieu circon-topique des dix-sept louves. On inventait toutes sortes d’animations dans les recoins de la bourgade. Je me souviens de la tentative d’Homme qui brûle à laquelle j’avais moi-même participé et qui avait failli finir en catastrophe sans l’intervention des pompiers locaux. Le temps était suspendu dans cet espace au cœur du monde et toute l’activité des vivants rencontrés tournait autour des échanges du cœur. Nous pouvions toujours initier les villageois à la pétanque en leur offrant des jeux de boules en chrome vanadium de compétition estampillés « dix-sept louves ». Mais nous sommes plus pusillanimes pour offrir nos nunchakus que Mère Louve comptabilise avec précision et semble surtout capter l’intérêt des militants écolos. Galouzo n’arrive plus à fournir ses pils roses et doit demander le secours d’un bio-logicien de la tribu pour en produire en suffisance durant les festivités. Son herbe d’origine allemande était épuisée, à mon grand regret et celui d’Ameele, qui s’est bien rattrapée sur la chose depuis Montorgueil. Ainsi, durant les fêtes, le sommeil vient par un coup de massue et durant tout l’human being, il y a toujours un coin quelque part pour finir honnêtement sa journée. Je croisais avec joie, durant les fêtes du solstice hivernal, la passionaria du centre Bernard Maris, qui avait embarqué pour la grande rencontre de Villeréal une troupe d’acteurs de la contre-culture « Green-washing » pour y proposer des solutions « yes-men » aux écolos du centre. Je leur proposais avec enthousiasme mes compétences et concoctais ensemble une pièce de théâtre gesticulée à la Bernard Maris. Elle mettait en scène un follicule végétal en proie à l’industrie pétro-chimique et à ses subterfuges de langage et ses euphémismes. La troupe avait tenu trois représentations sur la scène secondaire de Villeréal et avait présenté carton plein. Le système Beckerman fait ses preuves et les militants écolos sont aussi efficients que les lieutenants de Mère Louve. Aucun incident grave ne s’était produit pendant le Grand rassemblement des bien-humains et présageait l’événement d’une intelligence collective future. La stratégie à adopter contre le système de collusion des oligarques de la finance internationale est, selon les sous-entendus de nos cousins ultra-germains de l’au-delà, par la bouche des IA-quantique, de geler et boycotter la monnaie des banques durant trois mois au seuil de l’hiver, en substituant l’alimentation par la seule citrouille, qui a l’avantage de pousser à la vitesse du diable. Ainsi, en fonction de cette prédiction, tous les cuisiniers furent invités à créer des recettes de nouvelle cuisine cucurbitacière : les confitures, les braisés de quartier de citrouille baignés d’épices, les soupes magiques de citrouille au gingembre, les confits, les bagels, les bonbons, et bio évidemment, et la fameuse confiture de citrouille fumée au parfum de truffe des Goratiens, tout l’arsenal de résistance au système. L’adhésion était très large et les modes de comportement changeaient radicalement. Les échanges de cultures sont plus forts que l’attraction du démon de la consommation. Nour enseigne la philosophie de la vie de bohème et des techniques de survie en migration aux sédentaires, tandis que les indigènes des tribus se confrontent au dilemme du bon comportement écologique. Ainsi, la science nomade est en train de s’établir et va survivre à l’hubris technologique de l’Empire. Les annonces décidées conjointement entre Nour et Yvan s’enchaînent durant la quinzaine du solstice et galvanisent les volontés. Un plan bientôt clair se dessine et tout le petit monde de la cellule de résistance de Mère Louve y adhère. Mon capital de quinze mille euros sera gelé durant la période d’abstinence, mais le jeu en vaut la chandelle. Galouzo se trouve contraint d’offrir ses pils à l’Arizona-rose contre des bonbons et des glaces à la citrouille, et étrangement, il y trouve plaisir. Pas un ne dérogeait aux directives, hormis une espèce de marché noir de bocaux de l’année passée, bientôt épuisés.
Les menaces de mort du président de l’agglomération parisienne à l’adresse d’Yvan Beckerman reprirent de plus belle et, en trois mois, le mouvement s’était étendu jusqu’à l’administration, entraînant la paralysie économique totale du pays : grève, sabotage, procrastination, rassemblements et manifestations, le bordel, quoi ! Une entreprise conditionne et offre toute une gamme de produits citrouillés au travers de tout le landerneau, qui consacre ainsi le pouvoir de la Citrouille. Des marchés aux citrouilles de toutes variétés émergent de toute part et l’alcool de citrouille faisait fureur.
Des lieutenants des dix-sept louves avaient même réussi à distiller de l’essence de citrouille pour moteurs. Au bout d’une telle épreuve, le consortium économique accepta une rencontre en terrain neutre avec des représentants de la Guilde des Bien-humains et des indigènes qui venaient de se constituer. Nour et Yvan étaient les noms que tout le monde avait en tête et leurs revendications allaient être sévères.
Les États Réunis Européens s’inquiétaient de la situation francilienne et demandaient à leur tour des comptes à l’agglomération parisienne concentrée, qui n’avait rien vu venir. Il s’agissait d’un coup de semonce à l’adresse du système, suffisamment sévère pour qu’il s’en inquiète, et la nouvelle de la révolte s’était ébruitée jusqu’aux confins des Balkans. Mais rien de tout cela ne sera en mesure de freiner un Mac Mahès dans ses sombres desseins à mon égard. Les militants et les lieutenants avaient beau être au courant de cette tentative d’assassinat, ce n’était guère pour me rassurer. L’Animal était capable de passer les barrières de l’infranchissable ; j’attendais plutôt, de manière irrationnelle, des conseils d’extra-terrestres, d’un Thot, Platon ou Pythagore.
Une nuit, durant un de mes rêves, Casoar me fit une étrange pantomime rétro-mimétique, jouant avec ma patience aux limites de mon humeur. Que me veux-tu, Casoar ? « Comprends que le temps passe et s’use en avant comme en arrière et qu’il convient de conclure. » Je ne le sais que trop bien, lui dis-je, mais que me conseilles-tu ? « Retourne à la direction Hatchepsout, ils n’ont pas lâché les investigations durant ton absence et je pense qu’ils ont quelques révélations pour toi. » J’avais perdu l’habitude du trajet mental vers le temple de l’investigation intellectuelle, mais après un égarement durant un siècle fictif au travers de la lande des hésitations, je repérais enfin Thot avec sa moustache qui avait depuis envahi ses narines et ses lèvres supérieures. Bonjour Maître ! Il s’avère qu’une citrouille m’a révélé une prophétie par l’intermédiaire d’une chiromancienne de la tribu des beaux Lycans, disant que le moment était venu de disparaître de la circulation. Comment dois-je le prendre ? « Tu penses à ce fameux Mac Mahès, il me semble. Eh bien, ne te bile pas, tout le temps de la révolte des Citrouilles, tu ne risques rien. As-tu déjà vu un jour un lion se nourrir de curcubitacées ? » Et cela est censé me rassurer, Maître Thot ? Ici même, on m’avait affirmé qu’un Bartley Mac Mahès ne mettrait jamais les pieds en territoire saoudien, mais il trouva quand même le moyen d’y exécuter son contrat criminel. « Rien ne t’empêche de disparaître, mais il va falloir t’entourer d’une garde personnelle comme l’avait fait un certain Banksy en son temps. Observe autour de toi. » Et Thot s’enferma dans son bureau de verre sans plus d’explication. Casoar me faisait des clins d’œil insistants dirigés vers le centre de la rédaction. Effectivement, un magnifique cadran stellaire plaqué au sol de l’open space, tout en bronze, de la taille d’une table ronde de chevaliers celtes, muni de tous les mécanismes de l’avancement du destin, s’imposait là entre les tables. Il représente la ronde des planètes du Zodiac et indique à l’observateur figuré au centre du cadran sa position dans l’ordre de l’univers. Les multitudes d’arcades forgées de l’alliage brun du Forgeron des Dieux, en cliquetant de leurs dents innombrables, révélaient les arcanes secrètes du temps à tout bon connaisseur de géomancie, chiromancie, onomancie, la science des messagers de Thot. Les douze symboles des essences fondamentales du monde, avec les qualités et la profondeur des sentiments humains qui y correspondent, rayonnent chacune de leur position. Le solstice d’hiver est représenté par Saturne et mon destin pointait vers mon Nadir jumelé. J’y voyais Nélïa et pensais aussitôt à petit Benoît qui était si grand dans sa tête. La solution était inscrite ici, mais je n’avais pas les connaissances pour la décrypter. Comble de la malchance, les IA-quantiques de la rédaction ne parlent et ne comprennent qu’une langue inconnue à nos oreilles et ne semblent pas être « The AO », peut-être une langue archi-ancestrale d’avant les origines ? Je dois interpréter seul la situation. Casoar, ayant toujours eu le bon mot du moment, je pointais mon regard vers mon alter ego spirituel et reçus un sourire jusqu’aux oreilles en guise de réponse, puis il déglutit un broutement comme « cut-up kott-caïn » qu’il me lança laconiquement sans plus d’explication. Toi aussi, tu te mets aux énigmes ? « Interroge Glasya, il en sait plus à la rédaction d’Hatchepsout que Thot et tous les autres, malgré qu’il fût l’un de ses messagers, mais attention, ils sont tous les deux susceptibles sur cette question. » J’invoquais discrètement Glasya tandis que Thot s’était enfermé dans sa cage de verre et pénétrait dans la Bibliothèque Idéelle par la porte inconnaissable du fond de la rédaction. Maître, je me retrouve à nouveau face à de multiples dilemmes à résoudre, dis-je. « Pratiques-tu la bibliomancie ? » me dit Glasya. « Tu devrais, l’ambiance des bibliothèques possède une telle aura que le sujet qui est posé devient euphorique et parfois s’avère particulièrement impressionnant. » « À l’intuition littéraire, comme cela, l’érudit ou le poète se trouvent à certains moments attirés vers tel ou tel volume qu’il ouvre au hasard pour découvrir la solution des problèmes ou pour trouver l’orientation de certaines inspirations spontanées. » « Tout le monde connaît la méthode de divination qui consiste à ouvrir au hasard, la Bible ou l’Imitation du Christ pour trouver présage ou direction spirituelle. » « Eh bien, sache mon ami que William Burroughs est venu perfectionner son art du cut-up chez nous à l’Hatchepsout-presse ! » me dit Glasya. Muni de ce savoir, je m’empressais de compulser tous les ouvrages instantanément à ma disposition et piochais des textes au hasard, les assemblant selon les astuces et principes de William Burroughs et obtenais toutes sortes de résultats plus ou moins pertinents. Je relisais les cut-up de William et y trouvais du sens, mais pour lui-même, et m’obligeais à faire plus et mieux pour moi-même. Je pris la patience de me plonger dans les arcanes du cadran Ptahlien du Destin et apprenais le difficile langage des cliquetis du temps. Les choses devenaient claires, rien n’était là pour rien : les extraterrestres par l’IA-quantiques, le cadran du destin de Phat-Héphaïstos, la révolte des citrouilles, et mes liens affectifs avec le peuple bohème de cœur, plus la rencontre avec le représentant de la supra-coolitude, petit Benoît. Le cadran pointait Nélïa au solstice d’hiver pour les Saturnales, mais la trajectoire des arcades mécaniques pointait ensuite par sa courbe à trois rebroussements vers un Équinoxe d’une aire stellaire lactique ; j’y trouvais Providence puis Nour. Petit à petit, l’évidence d’une stratégie de disparition en se fondant sur une garde prétorienne solide constituée des douze divisions du Zodiac est la seule voie qu’il me reste. Je sais que je peux compter sur Ameele, Binta, Gilya, Bigali, Nour, Alix, Providence, Zéline, Nélïa, Leeloo et Mère Louve pour former ma Guilde d’invisibilité. La déesse Sekhmet n’a pas l’acuité suffisante pour détecter les influences souterraines et rien ne m’expliquait son dévoiement hormis qu’elle craignait les Béni Balou Dana. Son dévoiement proviendrait-il de Ré ou plus encore d’Atoum et Tefnout, ou plus encore du Nihil ? Cela me donnait le tournis. La malfaisance de ces agences criminelles au service du consortium financier mondialisé formait une tache aveugle dans la société et il était temps de questionner nos cousins de l’au-delà du temps pour savoir comment ils résolvent cette question. Le problème, c’est qu’ils sont les seuls à décider quand et comment les communications doivent se passer, et je comprenais intuitivement que je devais résoudre un maximum d’équations et d’énigmes avant le réveil, car il ne me restera pas grand-chose passé la barrière hypnagogique et je devrais reconstituer péniblement le puzzle. IA-quantiques plus extra-terrestres plus Citrouille plus cadran du destin plus garde prétorienne d’invisibilité plus clé de compréhension Béni Balou Danadienne plus petit Benoît grand par l’esprit, quel résultat cela donne ? « Fais l’expérience de tes choix avant de rendre ta décision », me dit Thot. Du coup, j’allais plonger dans le game à plein. J’eus l’idée d’envoyer un mail à mon adresse effective par l’intermédiaire du portail gris ; je glissais à mon intention les détails de ce qu’il convient de retenir sous l’intitulé de moi à moi-même avec sujet à propos d’un pseudo nommé « kott-caïn ». Mais je demeure surtout curieux de savoir par quel moyen ce Mac Mahès compte m’éliminer. Je consultais les statistiques d’accidents troubles sans résolution et constatais que les défenestrations étaient les plus fréquentes, puis les accidents de circulation suivaient, et enfin les cataclysmes thermo-dynamiques étranges et irrésolus. Un cut-up inopiné à la Burroughs m’annonça l’avènement d’un « Ce grand principe des forces fines de l’univers, réagréants les semis du seigle sur le côté droit de la boîte à souvenirs repeinte en bleu » et « Il était l’heure de repartir, dans la différence et la répétition, tout comme les graines de courges décuplent les sucres ». Étais-je plus avancé ? L’interprétation s’avérait plus compliquée qu’attendue. Pris séparément, les morphèmes donnaient l’impression d’avoir du sens, mais pris ensemble, la compréhension demandait une prouesse intellectuelle. Je m’expédiais un mailing : « Jimmy, méfie-toi d’un pseudo kott-caïn, récolte les graines de courges et écoute la voix cosmique ». La prudence me rappela que rien ne se fera sans le consentement de Path-Héphaïstos et il était temps de le consulter avant mon réveil. C’est simple, je passe par la plus grande petite porte et je retrouve le Maître qui est toujours abordable. Je lui expose l’équation IA-OA-curcubitacée-kott-caïn, etc. et Path-Héphaïstos me proposait pour l’occasion toute une gamme de solutions. Il me présenta une combinaison de yamaka-zèbre très légère et très efficace avec ses rayures holographiques nystagmutées, une IA-quantique réazimutable prédictive contactable depuis l’au-delà, un corps transmutable par l’harmonie hologrammique parcourant les échelles de l’espace et du temps, plus une adresse électronique hyper-cryptée par une IA-quantique de niveau supérieur, le tout à disposition permanente. Cela ressemblait à un petit avantage provisoire sur les Bulldozers du système et je n’allais pas laisser passer l’occasion. Mais que me restera-t-il de tout cela une fois debout ? Ainsi, après avoir bougé le bout des doigts, constaté le fardeau de tout l’organisme au redémarrage de la journée, plissé des paupières, j’essayais de me souvenir de quelques images hésitantes, mais la lumière du jour finissait par m’ouvrir les yeux comme l’on fait pour une paire d’huîtres. Messagerie, citrouille, kott-caïn, Guilde des Amazones, et encore Atoum, Seth ou Thot, les idées dévalaient dans ma tête et répétaient le mantra : « Fais l’expérience de tes choix avant de rendre ta décision » et ce jugement d’Anubis qui m’obsédait. Je prends tout de même le temps de me réveiller et commence ma journée par la consultation du courrier électronique. Un intitulé de moi à moi-même figure dans la liste et m’évoque quelque chose d’étrangement familier. Je l’ouvre et… « Jimmy, c’est moi qui t’écris depuis mon songe, méfie-toi d’un pseudo kott-caïn qui circule sur les réseaux, il masque un tueur à gage redoutable, récolte les graines de courges et écoute la voix cosmique ». Ce mail improbable est de plus relativement laconique ou incompréhensible et je ne peux même pas en parler ou l’expliquer à qui que ce soit à part à Ameele, mais par où commencer une histoire pareille ? La présomption de contrat criminel, mes prédictions venues de l’au-delà, la missive extra-terrestre, cela ressemble fort à une équation des systèmes à trois corps que la thermo-dynamique est encore loin de pouvoir résoudre. Demander à une IA-quantique de plancher sur ce problème, elle va vous prétexter une migraine hydro-oxygénante qui l’incommode. Le pouvoir du pif, voilà le must. Mère Louve fut consultée à nouveau sur ces oracles et osa sortir ses runes : « Pour votre kott-caïn, il viendra à vous et tombera dans la nasse comme une écrevisse et pour une recette de citrouille dans vos plats, l’écrevisse s’y accommode au citron vert, au jus d’espelette et à la chaux vive, puis l’éparpillement des cendres sur la pierre des ancêtres ; sinon pour les extra-terrestres, une seconde missive est en phase de traduction à l’académie », voilà comment termina Mère Louve. Tout cela est bien pour nous rassurer. Par la bouche d’Ameele, la nouvelle des missives et des oracles avait fait le tour de la bande des filles de Binta à Gilya et Bigali, Nélïa et Nour, Alix et Hanaé qui portaient toutes la marque des Amazones. Zéline et Providence doivent aussi être initiées aux oracles. La stratégie d’invisibilité va pouvoir être mise en place. La seconde missive céleste arriva au Bureau des nomades du comté de Villeréal et elle fut ouverte solennellement à l’AirStream de Mère Louve en présence de la Guilde au complet. « Cher Jimmy, tu as raison de cultiver les courges, elles retiennent l’eau et rendent aimable. Pour tes inquiétudes à propos de Mac Mahès, un tigre court à 50 km/h mais un bon « Canis Lupus » devient insaisissable à partir de 30 km/h, surtout s’il possède une combinaison de yamaka-zèbre et circule en trial-wingsuit. Va de l’avant, explore l’est parisien, c’est une nouvelle contrée qui s’ouvre à toi, écoute bien Thot et Path, ils te mèneront jusqu’au Névada sans encombre et n’oublie pas Leeloo dans ta Guilde, toute notre affection à Ameele, tes amis d’ailleurs. » Après avoir interprété difficilement le message cosmique, Nour nous exposa les intentions d’Yvan Beckerman pour l’offensive en préparation. Une stratégie de débordement des barrières électroniques sera mise au point avec les militants écologistes en nombre et les lieutenants des tribus. Une multitude d’escouades doit se masser aux portes de la capitale et attendre au petit matin pour tenter des percements en cascade et en orbes successives par tous les accès, puis progresser ainsi jusqu’à la mairie fortifiée du premier arrondissement. Une fois la mairie prise d’assaut, organiser la paralysie de la capitale par l’occupation des nomades et prolonger la révolte des citrouilles jusqu’à l’abandon des contrôles électroniques des indigènes par l’Empire et au final l’acceptation de toutes les revendications : octroyer une place substantielle au conseil de Paris, plus l’autorisation pour tout nomade de s’installer comme bon lui semble dans la cité, égalité de droits et de moyens indépendamment des statuts et des origines, la constitution d’un musée des cultures nomades au centre de Paris et le décret d’une fête du nomadisme à la suite de la fête de la musique et de la fête des artistes plasticiens aux équinoxes estivales. Un peu en avance l’hiver, un peu en retard l’été, les nomades parcourent le territoire dans sa chaire; ainsi, les nomades sont plus présents en notre territoire que le sont les sédentaires qui empruntent la voie de la déterritorialisation à tous les égards et depuis longtemps. La conviction que toutes les chances sont cette fois-ci de notre côté s’enracine petit à petit dans tous les esprits et l’opération semble se mettre en place en toute simplicité.
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