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34. Le Futur vu sous l’aspect de la théorie des systèmes et comme élément de psychogenèse.
340- Un autre contraste apparent entre la nature de l’inanimé et l’animé est ce qu’on appelle la contradiction violente entre la dégradation de l’énergie et l’évolution au sens de Charles Darwin, entre la loi de dissipation en physique et celle d’évolution en biologie. Selon le second principe de la thermodynamique, la tendance générale des événements dans la nature physique est d’aller vers des états de désordre maximum et de nivellement des différences, avec comme vision finale ce qu’on appelle la mort calorique de l’Univers : toute l’énergie part en chaleur de basse température régulièrement distribuée et le processus du monde s’arrête. Au contraire, le monde vivant montre, au cours de son développement embryonnaire et de son évolution, un passage vers un ordre de plus en plus élevé, une toujours plus grande hétérogénéité et de plus en plus d’organisation. Ainsi, sur la base de la théorie des systèmes ouverts, la contradiction apparente entre l’évolution entropique de la matière et l’évolution anthropique du vivant disparaît. Dans tout processus irréversible, l’entropie doit croître. La variation d’entropie dans les systèmes fermés est donc toujours positive : « l’ordre est continuellement détruit ». Cependant, dans les systèmes ouverts, il n’y a pas seulement production d’entropie par des processus irréversibles ; l’entropie peut très bien devenir négative. C’est le cas de tout organisme vivant qui reçoit des molécules complexes chargées d’énergie libre arrachées à l’entropie et de nature recombinable. Ainsi, les systèmes vivants maintenus en états stables peuvent-ils éviter l’accroissement d’entropie en recombinant l’énergie libre ; ils peuvent même évoluer vers des états d’ordre et d’organisation accrus.
341- Nous pouvons fonder notre perception unitaire du monde, non pas sur l’espoir peut-être de réduire en dernier ressort tous les niveaux de la réalité à celui de la physique, mais plutôt sur les isomorphismes qui existent entre les divers domaines scientifiques. Pour parler de ce que l’on appelle le mode « formel », c’est-à-dire les constructions conceptuelles de la science, ces isomorphismes signifient uniformité structurelle des schémas que nous appliquons. En langage « matériel », cela signifie que le monde, c’est-à-dire l’ensemble des événements observables, présente des uniformités structurelles dynamiques constituées de variables lentes et de variables rapides qui se manifestent aux divers niveaux ou dans les diverses disciplines par des traces d’ordre isomorphes. « Cet ensemble de connaissances renvoie naturellement à une sémiologie des formes, comme à une sorte de langage de la Nature. » Le langage, pris au sens le plus large du mot, comprend non seulement le discours, mais aussi l’écriture et le système symbolique des mathématiques. Ce sont des systèmes de symboles traditionnels non pas hérités, mais créés librement. En premier lieu, ceci explique la spécificité de l’histoire humaine par rapport à l’évolution biologique, la tradition par rapport aux mutations héréditaires qui ne se produisent que sur une longue période de temps. En second lieu, l’essai-échec physique, largement caractéristique du comportement animal, se trouve remplacé par l’expérience mentale, c’est-à-dire par une expérience réalisée avec des symboles conceptuels. C’est pour cette raison qu’il devient possible d’aller directement droit au but.
342- Le fait d’aller directement au but est la science téléologique au sens métaphorique, c’est-à-dire la régulation des événements au sens de maintien, production et reproduction d’entités organiques, comme nous l’a appris Oparine, qui sont des critères généraux de la vie. La fin réelle implique cependant que les actions soient menées en connaissance du but à atteindre et de leur résultat final futur. La conception du but futur existe déjà et influence l’action présente. Ceci s’applique aux actions simples de la vie de tous les jours jusqu’aux réalisations les plus élevées de l’intellect humain en science et en technologie. En outre, le monde symbolique créé par les hommes acquiert une vie propre. Il devient plus intelligent que son créateur. Le système symbolique des mathématiques, par exemple, est emmagasiné dans une énorme machine à penser, une Intelligence Artificielle qui, si on lui pose un problème, fournit en retour une solution sur la base d’un processus déterminé d’enchaînements symboliques sur du Big Data qui nous est normalement inaccessible et fournit des solutions qu’on aurait difficilement pu envisager à l’avance. L’économique nous échappe, le scalaire et le numérique nous échappent, le symbolique nous échappe. En tant que pouvoir social, le monde symbolique qui rend l’homme humain crée en même temps le cours sanguinaire de l’histoire. Contrairement à la lutte naïve pour l’existence des organismes, l’histoire humaine est largement dominée par la lutte des idéologies, c’est-à-dire des symbolismes qui sont d’autant plus dangereux qu’ils cachent des instincts primitifs.
343- La domination de l’homme de masse et la suppression de l’individu par une machinerie sociale envahissante, la rupture du système traditionnel de valeurs et son remplacement par des pseudo-religions qui vont du nationalisme au culte du standing, à l’astrologie, à la psychanalyse et au sectarisme, le déclin de la créativité artistique, musicale et poétique, la soumission complaisante des masses à l’autoritarisme, celui d’un dictateur ou d’une élite impersonnelle, les combats de titans entre un nombre de plus en plus petit de super-états. Voilà certains des symptômes qui se produisent périodiquement de nos jours. Nous ne pouvons modifier le cours des événements qui a produit ce que nous appelons « l’homme » ; il ne tient qu’à lui cependant d’appliquer son pouvoir de prévision pour son établissement ou pour sa propre annihilation. En ce sens, la question de savoir quel cours la conception scientifique du monde va prendre est en même temps la question du destin de l’homme.
Un survol des développements scientifiques montre un étrange phénomène. Indépendamment les uns des autres, des principes généraux semblables commencent à prendre forme dans divers domaines scientifiques. Dans cette direction, la science a particulièrement mis en évidence les aspects d’organisation, de totalité et de dynamique, et a montré à grands traits leur influence dans les diverses sciences de la Forme et de la morphogenèse. Ces conceptions sont caractéristiques de la physique moderne face à la physique classique. En biologie, elles sont mises en évidence par la « conception organique », c’est l’Organologie, représentée par la science des systèmes. On trouve des conceptions semblables en médecine, en psychologie (Gestalt), en théorie de la stratification, et en philosophie moderne. Ceci ouvre d’immenses perspectives, l’espérance d’une unité de vision du monde, jusqu’ici inconnue. Comment ressort cette unité ? C’est plutôt le fait que le tout vaut plus que ses parties ou un ensemble de principes généraux systémiques ?
344- Rappelez-vous ! Dès 1937, von Bertalanffy répond à cette question en souhaitant un nouveau domaine scientifique qu’il appelle la « théorie générale des systèmes ». C’est un domaine logico-mathématique qui a pour tâche de formuler et de dériver les principes généraux qui s’appliquent aux « systèmes » en général. En ce sens, la formulation exacte de termes comme ceux de totalité et de somme, de différenciation, de mécanisation progressive, de centralisation, d’ordre hiérarchique, de finalité et d’équifinalité, etc., étend leur influence dans toutes les sciences qui s’occupent de « systèmes », ce qui implique leur homologie logique. La vision mécaniste du monde du siècle dernier était très liée à la domination de la machine, à la conception théorique des êtres vivants comme des machines et à la mécanisation de l’homme lui-même. Cependant, ces concepts forgés par les développements scientifiques modernes tirent leurs exemples les plus évidents de la vie elle-même. On peut ainsi espérer que ce nouveau concept mondial de la science est une expression de l’évolution vers une nouvelle dimension de la culture humaine. Le fondement du modèle des systèmes ouverts est l’interaction dynamique des composants. Le fondement de la cybernétique de Wiener est le cycle de la rétroaction dans lequel, grâce à une rétroaction de l’information, on maintient la valeur voulue, on atteint un but, etc. La théorie des systèmes ouverts est une généralisation de la cinétique et de la thermodynamique. La théorie cybernétique est fondée sur la rétroaction et l’information nécessaire au système. Les fonctions d’entropie ne contiennent pas explicitement le temps. Ceci est à la fois vrai de la fonction d’entropie classique de Clausius pour les systèmes fermés et de la fonction généralisée de Prigogine pour les systèmes ouverts et la thermodynamique irréversible.
345- La seule tentative connue pour combler cette lacune est une généralisation plus poussée de la thermodynamique irréversible par H. G. Reik en 1953, qui a essayé d’introduire explicitement le temps dans les équations de la thermodynamique. Un troisième problème qu’on peut envisager est celui du lien qui existe entre la thermodynamique irréversible et la théorie de l’information. L’ordre étant le fondement de l’organisation, il s’agit donc du problème le plus fondamental de la biologie. En un sens, l’ordre peut être mesuré par une entropie négative au sens conventionnel de Boltzmann. Ceci a été montré, par exemple, par Schultz en 1951 pour les arrangements non aléatoires des acides aminés à l’intérieur d’une chaîne de protéines. Leur organisation, au contraire d’un arrangement aléatoire, peut être mesurée par un terme appelé entropie de chaîne. Il existe cependant une approche différente du problème, en termes de décision par oui ou non, appelés bits, régis par la théorie de l’information. Comme on le sait, l’information est définie par un terme identique sur le plan formel à l’entropie négative, ce qui met en évidence une correspondance entre les deux systèmes théoriques différents que sont la thermodynamique et la théorie de l’information. Il semble que la prochaine étape soit l’élaboration d’un dictionnaire permettant de passer du langage thermodynamique à celui de la théorie de l’information et vice versa. Il est évident que, dans ce but, il faudra employer la thermodynamique irréversible généralisée, car il n’y a, dans les systèmes ouverts, que la survie et l’élaboration d’un ordre qui ne contrarient pas le principe fondamental de l’entropie générale.
346- Comme nous l’avons vu auparavant, les systèmes vivants subissent un échange plus ou moins rapide de leurs composants : dégénérescence et régénération, catabolisme et anabolisme. L’organisme vivant est un ordre hiérarchisé de systèmes ouverts. Ce qui se présente comme une structure permanente à un certain niveau n’est en fait maintenu que par un échange continu de composants au niveau juste inférieur. Dans ces conditions, l’organisme multicellulaire se maintient en changeant de cellules, celles-ci en changeant de structure, ces dernières en changeant leurs composés chimiques, etc. En règle générale, les taux de renouvellement sont d’autant plus rapides que les composants envisagés sont petits. C’est une bonne illustration du flux d’Héraclite, dans et grâce à quoi l’organisme survit. Ici encore, on obtient des différences caractéristiques avec les systèmes fermés. Les systèmes fermés tendent en général asymptotiquement vers les états d’équilibre. Au contraire, dans le cas des systèmes ouverts, il peut se produire des phénomènes de faux départ, comme c’est le cas dans beaucoup de phénomènes physiologiques. Nous pouvons envisager qu’il s’agisse dans ce cas d’un processus dans un système ouvert ; certaines caractéristiques mathématiques en sont alors prévisibles. L’image de l’homme robot, soit métaphysique soit mythique, et son pouvoir persuasif réside seulement dans le fait qu’elle correspond très bien à la mythologie de la société de masse, à la glorification de la machine et au profit comme seul moteur du progrès. Des observations non biaisées montrent aisément la fausseté de ces hypothèses de base. Le schéma Stimuli-Réponse laisse de côté toute cette partie du comportement qui est l’expression d’activités spontanées, le jeu, le comportement exploratoire et toute forme de créativité. L’environnementalisme est réfuté par le fait élémentaire que pas même les mouches des fruits ou les chiens de Pavlov ne sont uniques, comme devrait le savoir tout étudiant en hérédité et en comportement. Du point de vue biologique, la vie ne consiste pas dans le maintien ou la restauration d’un équilibre, mais essentiellement au maintien de déséquilibres, ainsi que le révèle la doctrine de l’organisme-système ouvert. La recherche de l’équilibre signifie la mort et la décadence. Psychologiquement, le comportement ne cherche pas seulement à atténuer les tensions, mais aussi à en construire de nouvelles. Si cela s’arrête, le patient devient un corps mental en déclin de la même façon qu’un organisme vivant devient un corps en déclin quand disparaissent les tensions et les forces qui l’éloignent de l’équilibre.
347- Dans cette ligne, la maladie mentale est essentiellement une perturbation des fonctions systémiques de l’organisme psychophysique. Pour cette raison, des symptômes isolés ou des syndromes ne définissent pas l’être « malade ». Regardez quelques symptômes classiques de schizophrénie : « Perte de la structure associationnelle » et chaînes d’associations sans retenue. On trouve des exemples semblables dans la poésie et la rhétorique « de bravoure ». Les hallucinations auditives ; les « voix » qui ont dit à Jeanne d’Arc de libérer la France. Les sensations pénétrantes ; une grande mystique comme Sainte Thérèse a raconté une expérience identique. Les constructions fantastiques du monde ; celles de la science dépassent toutes celles des schizophrènes. Il ne s’agit pas ici de jouer sur le thème « du génie et du fou », mais de montrer que ce n’est pas un seul critère mais son intégration qui fait la différence. Les perturbations psychiatriques se définissent nettement en termes de fonctions systémiques. En référence à la connaissance, les mondes multiples des psychosés, décrits de façon impressionnante par les écrivains des écoles phénoménologique et existentialiste, sont le produit de leurs cerveaux. Mais notre monde normal est aussi modelé par des facteurs émotionnels, motivationnels, sociaux, culturels, linguistiques, etc., amalgamés à une perception dite correcte. Les illusions et les désillusions, les hallucinations, au moins dans les rêves, existent chez l’individu bien portant ; les mécanismes d’illusion jouent même un rôle important dans les phénomènes de fidélité, sans lesquels une image consistante du monde serait impossible. Le contraste entre ce qui est normal et la schizophrénie, ce n’est pas le fait que la perception normale est un miroir-plan de la réalité « telle quelle est », mais que la schizophrénie a des éléments subjectifs qui deviennent sauvages et qui se désintègrent. Il en va de même au niveau symbolique. Des notions scientifiques comme celles d’une terre se déplaçant à une vitesse inimaginable à travers l’univers ou comme celle d’un corps solide formé essentiellement d’espace vide où se mêlent de minuscules atomes d’énergie placés à des distances astronomiques, contredisent notre expérience de tous les jours et notre « sens commun » et sont plus fantastiques que les visions des schizophrènes. Néanmoins, les notions scientifiques sont vraies, c’est-à-dire qu’elles rentrent dans un schéma intégré.
348- Des considérations semblables s’appliquent à la motivation. Le concept de spontanéité trace la frontière. La motivation normale implique l’activité autonome, l’intégration du comportement, la souplesse et l’adaptabilité à des situations changeantes, l’esprit de sérendipité, l’utilisation libre de l’anticipation symbolique, de la décision, etc. Ceci met en évidence la hiérarchie des fonctions, et particulièrement la superposition du niveau symbolique au niveau organique. C’est ce qui explique que derrière le principe organique « d’activité spontanée », le principe « humaniste » de « fonctions symboliques » soit fondamental dans les considérations de théorie systémique. La question de savoir si un individu est sain mentalement ou non se ramène en dernier ressort à savoir s’il a un univers intégré compatible avec une ossature culturelle donnée. C’est le thème de l’essai « Psychopathologie d’un Indien des plaines » de Tobie Nathan. Autant qu’on sache, ce critère comprend tous les phénomènes de psychopathologie comparés à ce qui est normal, et laisse place à une dépendance normes mentales/culture. Ce qui peut être compatible avec une culture peut être pathologique pour une autre, comme l’ont montré les anthropologues culturels. Ce concept a des implications précises en psychothérapie. Si l’organisme psychophysique est un système actif, les thérapies rééducatives et complémentaires en sont une réponse évidente. L’évocation de potentialités créatives sera plus importante que l’ajustement passif. Si ces concepts sont corrects, plus importantes que les fouilles dans le passé seront la vision des conflits présents, les tentatives de réintégration et d’orientation vers des buts et vers le futur, c’est-à-dire l’anticipation symbolique. Ceci, bien sûr, est une paraphrase des tendances récentes de la psychothérapie qui se fondent sur la personnalité en tant que système. Si, en définitive, beaucoup de névroses sont existentielles et résultent de l’absurdité de la vie, alors la « logothérapie » non « logo-centrique », c’est-à-dire la thérapie au niveau des représentations symboliques, aura un rôle à jouer. Il apparaît ainsi que, sans tomber dans le piège de la philosophie du « tout ou rien » et d’autres conceptions dépréciatrices, une théorie des systèmes de la personnalité apporte une base saine à la psychose et à la psychopatologie et ouvre la porte sur une « psychologie de type systémique ».
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