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39- l’Anarchie ontologique et les Utopies numériques.
390- À l’automne 1961, Neal Cassady, légende beat et source d’inspiration de Kerouac pour le personnage de Dean Moriarty, atterrit à Perry Lane, où il reprit un rôle qui allait faire de lui en quelque sorte « l’aide de camp » de Ken Kesey des Merry Pranksters. Cassady, trente-cinq ans en 1961, avait été l’éminence grise de Kerouac et de Ginsberg. Après leur départ, il se cherchait un nouveau Maître. Ses deux passions principales étaient les bagnoles et les femmes ; il prétendait qu’à vingt et un ans, il avait déjà volé cinq cents voitures et couché avec sept cent cinquante filles. Contrairement à Kerouac et Ginsberg, il était issu d’un milieu pauvre, déshérité. Apparemment libre de toute allégeance, il avait la crédibilité de l’outsider par excellence, et pour ceux qui frayaient avec lui, il incarnait le mouvement beat dans son esprit même. À la villa de Kesey sur Perry Lane, de formidables quantités d’hallucinogènes étaient produites (Kesey avait son propre labo qui produisit plusieurs millions de buvards en moins d’une année) et consommées à la fois par les occupants et par le nombre croissant d’écrivains, d’artistes ou de simples pique-assiettes qui se pointaient à la fête. « On était plus jeunes que la plupart des Pranksters, racontera Jerry Garcia, habitué de Perry Lane, mais qui se rangeait parmi les plus timides. On n’était pas des étudiants de premier cycle très sérieux. On passait notre temps dans la rue. On se contentait de se défoncer et de faire les fous, tu vois ? Au niveau social, notre scène comptait quelques anciens de Stanford et quelques membres du corps enseignant de Berkeley, dont Hakim Bey, ami intime de Leary. Ça se passait à Palo Alto : on ne peut pas faire plus bohème, comme endroit. Mais on était vraiment des dionysiaques ». Le 28 août 1963, Martin Luther King prononce son discours, « I have a dream », à Washington après une marche du Civil Rights Movement. Nous sommes à l’automne 1963, la formation des Merry Pranksters de Ken Kesey commençait à faire parler d’elle dans le Haight de San Francisco. L’ébullition des campus universitaires sur les questions coloniales, notamment la guerre du Vietnam, le « Civil Rights Movement » et les revendications pour la liberté de choix dans le domaine de la recherche et des études conceptuelles alimentaient les débats au sein de l’université de Berkeley. Débats insufflés par les récentes traductions des travaux de Gilles Deleuze et de Jacques Derrida avec les notions de science impériale et de science nomade venant d’un vent transcontinental et connu par le substantif de « French Theory ». La French Theory est un corpus postmoderne de théories philosophiques, littéraires et sociales, (représenté par Louis Althusser, Jean Baudrillard, Simone de Beauvoir, Hélène Cixous, Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Michel Foucault, Félix Guattari, Julia Kristeva, Jacques Lacan, Jean-François Lyotard, Jacques Rancière, Michel de Certeau et Monique Wittig, et aux États-Unis Judith Butler, Gayatri Spivak, Edward Said, et beaucoup d’autres) où le concept de déconstruction tient une place centrale, dans la lignée du post-structuralisme. L’été 1963 vit la consécration de Ken Kesey pour son nouveau roman ; les droits d’auteur de « Vol au-dessus d’un nid de coucous », roman unanimement salué, permirent financièrement l’achat d’une grande baraque en rondins dans les collines de la Honda, au nord-ouest de Palo Alto. Là-bas, Kesey et ses comparses purent s’y donner à fond. Isolés sur un terrain de trois hectares traversé par un torrent de montagne, ils furent libres de poursuivre leurs expérimentations chimiques loin des regards indiscrets. Dans et autour de cette maison au milieu des cèdres, ils installèrent tout un appareillage, avec des haut-parleurs, prenant leur pied à écouter des disques de Rahsaan Roland Kirk en coupant du bois. Kesey se détacha graduellement de l’écriture, exercice bourgeois selon lui et fondamentalement réducteur, au profit d’une activité qu’il considérait désormais comme plus primordiale, plus existentielle. Car tout se rapportait maintenant à l’expérience capitale du LSD, et il fut impossible de continuer à suivre les règles sociales traditionnelles. Le retour de Ken Babbs, un copain de Kesey, un vrai dur qui venait d’effectuer son service actif comme pilote d’hélicoptère au Viêt-nam, marqua la naissance des Merry Pranksters ; les choses devinrent rapidement plus intenses et plus folles. Les Pranksters s’achetèrent un bus de ramassage scolaire, un International Harvester de 1939, ancienne propriété d’un papa poule qui l’avait aménagé pour ses onze rejetons, et ils le barbouillèrent de motifs psychédéliques à la Ken Babbs, chargés d’une intense signification spirituelle. Ce bus devait devenir leur centre autant que leur symbole : soit tu y étais, soit tu n’y étais pas, cosmiquement parlant. À l’été 1964, les Pranksters s’embarquèrent pour une odyssée démente, insomniaque et paranoïaque, qui devait les conduire au Texas, à travers les déserts du Southwest, puis à la Nouvelle-Orléans, pour remonter jusqu’à New York, où allait sortir le second opus de Ken Kesey, « Sometimes a Great Notion ». Tout au long du chemin, ils filmèrent leurs frasques et leurs rencontres avec l’Amérique des gens normaux. À l’arrière du bus pendait une pancarte où l’on pouvait lire « Attention Cargaison Bizarroïde ». En arrivant à New York, Kesey et Babbs s’assirent sur le toit du bus, munis de flûtes et autres pipeaux, dans l’idée de traduire en musique l’humeur des gens de la rue, que ceux-ci aient l’air triste, agressif, indigné, tendu, ivre ou autre. Ils en étaient à un tel stade que, voulant faire une visite surprise à Millbrook pour inviter Timothy Leary et Richard Alpert, les gourous de l’acide, à se joindre à eux, ils furent jugés trop exubérants, trop chaotiques pour cadrer avec la soi-disant League for Spiritual Discovery. De leur côté, ils trouvèrent Leary et Alpert, qui venaient tout juste de publier « The Psychedelic Experience », à la fois trop sérieux et trop affectés pour cette affaire de libération psychédélique. Les Pranksters concentrèrent leurs critiques sur le fossé entre cette « scène » radicalement vieillie, trop intellectuelle, et ce qui était en train de se passer chez eux, là-bas, sur la côte Ouest. À San Francisco, l’acide changeait tout ; les Pranksters, qui en proclamaient l’évangile, étaient des fanatiques de la conversion. « Personne, à l’époque, ne poursuivait pas une quête spirituelle, racontera Ellen Hamon, ex-membre du Family Dog, collectif fondé par Chet Helms pour organiser les concerts. Le truc, au départ, c’était juste de fuir loin de Papa et Maman pour faire absolument tout ce que tu voulais. Ce qui d’ailleurs s’est bien souvent résumé à traînasser à droite et à gauche, en tentant de se défoncer aussi fort que possible ! Et puis tout le monde a pris une bonne poignée d’acide et s’est retrouvé complètement « connecté ». C’est ce qui s’est produit avec cette scène-là. Ils s’y sont vraiment mis ! ». L’acide a tracé une ligne de démarcation entre d’un côté ce qui était nouveau, de l’autre ce qui était vieux, entre la vieille scène beat et la nouvelle contre-culture de la jeunesse. Les Beatniks, vétérans beat, se sont alors servis du terme péjoratif de hippies pour désigner les gamins de la classe moyenne partis s’encanailler à North Beach. Ironie de la chose, ce mot avait été forgé par les musiciens noirs à destination des beatniks blancs qui fréquentaient la scène jazz. Mais cela ne fit que révéler à quel point ils se sentaient menacés, maintenant qu’ils n’occupaient plus le haut de l’affiche. Il y avait du changement dans l’air, et tous les folkeux d’un peu plus de vingt ans comprirent qu’ils devaient fonder leur propre scène. North Beach s’embourgeoise, de nombreuses « coffeehouses » et boutiques de vêtements dans le coup commencèrent à apparaître du côté d’Haight-Ashbury, quartier ouvrier multiethnique situé à l’est du Golden Gate Park, qui abritait aussi beaucoup d’étudiants de la San Francisco State University, et de la redoutable Berkeley, beaucoup plus intellectuelle et politisée, un foyer de créativité. Selon les souvenirs de Jerry Garcia, « quand ça allait dans le bon sens, on pouvait arriver à capter quelque chose… comme un chaos organisé. On se mettait alors à planer, avec des flashes, des revirements dingues au cours desquels tout se décomposait… Il y avait sans cesse cette alternance bizarre, avec des connexions électro-neuronales tout à fait étranges ». La décision qui fit des Warlocks le groupe maison des acid Tests et les amena à changer leur nom en Grateful Dead s’inscrit comme un événement clé dans l’évolution de la scène locale. Cet activateur qu’est la French Theory va mener aux chahuts dans les universités de Berkeley et San Francisco et à l’affaire Jack Weinberg, un étudiant activiste écologiste séquestré 32 heures durant dans une voiture par la police pour un refus d’obtempérer, et mena, suite à l’abandon des charges pesant contre lui, le 3 octobre 1964, à la formation du « Free Speech Movement » et de la « Nouvelle Gauche Américaine ». Le Civil Rights Movement tient l’essentiel de l’actualité de cette Nouvelle Gauche et participe à la visibilité d’un nouvel acteur des droits civiques, Malcolm X, un activiste de Nation of Islam fraîchement converti au socialisme. Cette Nouvelle Gauche était au carrefour des courants de pensée planétaire : les droits civiques, le droit des minorités amérindiennes, la révolution numérique, les mouvements féministes et écologiques, le mouvement hippie et l’idée d’une communion idéologique transcontinentale du socialisme. Deux grandes figures émergent de ces mouvements : Malcolm X et Rosa Parks. Malcolm X fit la Une de la presse papier par ses discours théoriques durant les deux années qui l’amèneront, le 21 février 1965, à son assassinat et consacra l’entrée de Rosa Parks à la Chambre des représentants.
391- En juin, Chet Helms réussit à persuader Janis Joplin de revenir au Haight ; elle découvrit un San Francisco bien différent de l’endroit qu’elle avait fui au printemps 1965, carbonisée, transformée en squelette par le speed. À propos de ses débuts immédiats sur scène à l’Avalon Ballroom comme chanteuse et nouveau leader des « Big Brothers and the Holding Company », elle allait déclarer : « De toute ma vie, je n’avais jamais ressenti un tel frisson… Je veux dire, je n’avais jamais vu ce genre de soirée hippie auparavant, man, et là, je me suis retrouvée en plein dedans ». Soudain, en octobre de cette année 1966, après un été d’hystérie autour de gamins sous acide tombés du toit, la possession de LSD finit par être interdite. Le mois d’août 1965 vit les moments du premier numéro du Berkeley Barb, le journal de la « Nouvelle Gauche » américaine. Ainsi, après un été calorique en tout sens du terme, l’atmosphère se détendit et le 27 novembre 1965 fut organisé le premier Acid Test. En fait, le premier Acid Test, à supposer qu’on puisse lui donner ce nom, se déroula de façon assez décousue et désorganisée chez Ken Babbs, à Santa Cruz, cet automne 1965. « Ça a démarré comme une fête, écrira Tom Wolfe, avec des films projetés sur les murs, des lumières, des bandes, et les Pranksters qui fournissaient eux-mêmes la musique, sans parler du LSD. Peut-être les Warlocks se méfiaient-ils du côté gourou-tyran de Ken Kesey, gardant aussi l’œil sur Cassady. En tout cas, visiblement cette expérience participative anarchique les conduisait bien loin des petits « rades » à strip-teaseuses d’El Camino Real et leur ambiance Top 50. Nous sommes en plein quartier hippie dans le Haight de San Francisco ; le 3 janvier 1966, Ron et Jay Thelin ouvrent le Psychedelic Shop sur Haight Street. À cette époque, les Pranksters commençaient à s’activer sérieusement à leur révolution psychédélique et organisèrent le 21 et 23 janvier 1966 le premier Trip Festival organisé par Bill Graham et Stewart Brand, au Longshoremen’s Hall de San Francisco, avec un Acid Test géant et un light show. Le 8 janvier 1966, San Francisco eut enfin son Acid Test, au Fillmore, pour être précis. C’était la première fois que la cité goûtait au bombardement psychédélique des Pranksters, qualifié par Marshall McLuhan de surcharge sensorielle ; là, Charles Perry, l’historien du Haight, évoquera une « terrassante simultanéité ». Comptant pour beaucoup dans le spectacle, une nouvelle façon de danser est apparue, relaxée, trippante, qui épousait le groove hypnotique de la musique, des couleurs, des formes apportées par l’acide. « Les Tests, c’était des milliers de gens complètement défoncés qui se retrouvaient dans une pièce remplie d’autres milliers de gens dont ils n’avaient pas du tout peur », dira Jerry Garcia, dont le groupe a joué ce soir-là. La rave culture a vu le jour à ce moment-là. Les événements s’enchaînent et le 31 octobre 1966, ouverture du Free Store, premier magasin gratuit digger, appelé Free Frame of Reference. En janvier 1967, comme chaque premier numéro de l’année, Time Magazine annonce en Une « l’homme de l’année » ; pour la première fois, il ne s’agit pas d’une personne mais d’une génération : « Les moins de 25 ans ». La jeunesse américaine est déclarée événement de l’année : les bébés nés en 1947, pic du baby boom, ont désormais 20 ans. « En 1966, les jeunes Américains sont devenus bruyamment sceptiques face à la Great Society. S’ils ont une idéologie, c’est l’idéalisme : s’ils ont un idéal, c’est le pragmatisme. Leur philosophie est taillée sur mesure dans l’immédiat de leurs vies. Les jeunes ne pensent plus qu’ils doivent simplement préparer leur vie ; ils la vivent. « Black Power now ! » crie Stokely Carmichael. « Action now ! » demande Mario Savio, leader du « Free Speech Movement ». « Drop out now ! » incite Timothy Leary. En cette mythique année 1967, cette « Now Generation », chantée par les « Doors », se réunissant par dizaines de milliers à San Francisco, va devenir pour ces mêmes médias la Love Generation, prônant le pouvoir des fleurs face à une guerre lointaine qui tue des milliers d’entre eux. « Si tu vas à San Francisco, n’oublie pas de porter des fleurs dans tes cheveux », chante Scott McKenzie : San Francisco va s’imposer comme le lieu où il faut être. Alors tout cela, au fond, n’est-il qu’une histoire de LSD-25 ? Ou bien, justement, est-ce la mauvaise question ?
392- Il est certain que psychotropes et musique se sont jumelés en une parfaite symbiose, ont fait partie intégrante du même trip, constituant un double moyen pour enfoncer les barrières psychologiques qui bloquaient depuis très longtemps la jeunesse américaine. Ce qui s’est passé à San Francisco, c’est l’expérimentation à grande échelle d’un style de vie quasi communautaire, une tentative pour rompre avec l’Amérique conventionnelle, avec le conformisme du capitalisme consumériste, avec la répartition rigide des rôles entre les sexes, avec la violence de la guerre du Viêt-nam, afin de créer une tribu nouvelle, celle des beaux créatifs culturels. Les hallucinogènes ont simplement servi de voie de passage vers un paradis tout neuf, où le monde pouvait désormais s’appréhender sur un plan mystique, en tant que réseau cosmique, et non comme une course de rats atomisée. L’expérience a échoué, évidemment, et son échec a jeté une ombre sinistre sur le devenir de la culture pop. Pourquoi, entre tous les autres, les hommes et femmes de la Love Generation n’ont-ils pas réellement appris à s’aimer ? Pourquoi les Sixties se sont-elles achevées avec Altamont, et pourquoi Haight-Ashbury a-t-il fini en sordide parade de junkies et de petits braqueurs ? Parce que l’innocence sera toujours violée ? Ou simplement parce qu’il est dans la nature humaine de toujours tout foutre en l’air ? Selon les mots de William Burroughs, « à partir de 1957, Sur la route a fait vendre des milliards de Levi’s et des millions de percolateurs, tout en lançant d’innombrables gamins sur la route. Ceci, bien entendu, fut partiellement imputable aux médias, ces opportunistes par excellence. Ils savent flairer la bonne histoire quand ils la voient passer, et le mouvement beat et afrobeat, c’en était une, et une grosse… Ce mouvement littéraire a surgi exactement au bon moment, et il disait quelque chose que des millions d’hommes et femmes de toutes nationalités, partout dans le monde, souhaitaient qu’on leur fasse entendre. Vous ne pouvez parler aux gens que de ce qu’ils savent déjà. L’aliénation, l’impatience, le mécontentement étaient là, à attendre, quand Kerouac a indiqué la route ». Ce revirement déboucha sur l’organisation d’un « Love Pageant Rally » par l’auteur Allen Cohen et le peintre de la Beat Generation Michael Bowen, du San Francisco Oracle. Rassemblement qui devait célébrer l’innocence pour, selon les termes de l’invitation, « vaincre la paranoïa et les scissions dont l’État veut se servir afin de diviser et réduire au silence le sentiment révolutionnaire grandissant chez les Californiens ». Manifestant leur appui, le Grateful Dead et Big Brother and the Holding Company donnèrent un concert gratuit dans la Panhandle, étroite bande d’espaces verts parallèle à Haight Street et emmanchée au Golden Gate Park. À l’issue de cette journée, une discussion entre Cohen, Bowen et Alpert déboucha sur l’idée d’un Human Be-In, un « rassemblement des tribus » qui regrouperait les différentes factions à l’origine de la révolution hippie. Les trois se sentaient embarrassés par le dédain persistant des radicaux de Berkeley, qui avaient décrété que la « marginalisation » passive était incompatible avec le militantisme politique. « Berkeley se méfiait du rock », selon Perry, l’historien du Haight. Pendant la période du maccarthysme, le rock s’était rangé du côté de l’ennemi, tandis que le folk représentait la vraie musique révolutionnaire… Surtout, les politicards de Berkeley méprisaient les gens du Haight pour leur manque d’opinions politiques, tout en acceptant mal que ces moins que rien… leur aient chipé l’étendard de la rébellion ». En un sens, Jerry Rubin et compagnie avaient raison ; il y avait une forme d’apathie politique chez les hippies. « Tous ces trucs politiques », écrivait Tom Wolfe, « toute la Nouvelle Gauche, d’un seul coup, dans le circuit hip de San Francisco, c’est fini… » Mais ce qui était réellement du passé, c’était le sérieux et la vertu des années de lutte pour les droits civiques. Selon Ralph J. Gleason, la Gauche carrée ne comprenait pas la culture rock malgré les principes et préceptes bien connus d’Adorno sur la musique populaire dans les transformations sociales. Pour lui, il se produisait dans le Haight des actes politiques d’un genre différent, qui ont amené, par exemple, les Hell’s Angels à devenir les gardiens des enfants perdus… En première ligne, parmi les champions de ces « actes politiques d’un genre différent », se trouvaient les situationnistes venus du continent européen et les Situationnistes Diggers, formés en octobre après un meeting de « l’Artist Liberation Front », auxquels assistèrent, entre autres, Michael Bowen, Allen Ginsberg, les frères Thelin et le romancier Richard Brautigan. Le moteur de cette petite troupe de radicaux des rues, c’était Emmett Grogan, un anarchiste plein de charisme qui avait grandi à New York, dans le Lower East Side. Son belliqueux rejet de l’humanisme libéral s’appuyait fortement sur la tactique anti-institutionnelle d’irrationalité systématique pratiquée par Kesey et les Pranksters. Avec l’aide d’un autre New-Yorkais, Billy Murcott, « un ancien du Ringolevio ami d’Emmett », rédigeait des bordées d’invectives marquées par un cynisme agressif qui n’épargnaient rien ou presque, s’attaquant même au « vide » des rituels psychédéliques du Haight. « Combien de temps encore allez-vous supporter ces gens qui transforment votre trip en cash ? », pouvait-on lire sur l’un des tracts des Diggers. « On vous refourgue vos propres données et votre propre style… ».
393- La grande figure de Frisco, c’était Bill Graham, le directeur du Fillmore. Mais qu’a apporté Bill Graham à San Francisco ? Il a tenu ses promesses, explique David Rubinson, de Columbia Records. Et tout ça, cash. On n’a jamais vu plus remarquable mariage entre la mentalité agressive des Catskill Mountains et les gens qui planaient complètement. Pete Townshend, des Who, estimait que sans Bill, toutes ces têtes vides partiraient en miettes. Même les Diggers et membres de la « Mime Troupe », Peter Cohon, acteur connu sous le nom de « Peter Coyote », que l’on peut voir faire de la pub pour une marque de voitures japonaises à la télé américaine, concédera : « il nous fallait toujours un Bill Graham pour nous aider à monter nos pièces de théâtre… Une chose toutefois, s’agissant d’évaluer le rôle de Bill Graham, ne doit pas être sous-estimée : l’attention qu’il portait à la musique elle-même. « Il y avait énormément d’émotion en lui », se souvient le guitariste David Robison. On en fait souvent un portrait très tranché, mais je l’ai connu sous un jour bien différent ». Graham se faisait notamment une fierté d’associer des artistes très divers sur la scène du Fillmore. Dans son désir d’éduquer les hippies à la musique noire ou latino-américaine, il se montrait presque pédagogue. Il n’était pas rare de trouver Lightnin’ Hopkins sur une affiche aux côtés de Jefferson Airplane ou Junior Wells associé au Grateful Dead. Le concert d’Otis Redding au Fillmore, le 20 décembre 1966, a été, dira Bill Graham, « le meilleur gig que j’aie jamais organisé de toute ma vie ». Début 1967, Graham s’y mit à aider Bill Thompson à manager le Jefferson Airplane. De terribles affrontements s’ensuivirent aussitôt entre le promoteur et le groupe. Un soir alors que Graham leur suggérait de s’animer un tout petit peu plus sur scène, Paul Kantner lâcha, d’un air méprisant : « Rien à foutre de ça, c’est du show-business. » « Connard ! Dans quel business crois-tu que tu sois ? », lui renvoya Bill. Deux mois plus tard, l’écrivaine et essayiste Joan Didion vint à son tour en visite depuis Los Angeles. Elle s’alarma de la sensation de menace omniprésente dans la communauté. En préambule d’un livre fameux, « Slouching Towards Bethlehem », elle fit observer que les consommateurs de drogues délaissaient déjà l’acide au profit des joies de la « crystal meth » en intraveineuse ; ceux qui étaient encore en plein dans la drogue faisaient beaucoup de mauvais trips. Et là où il y avait crystal meth, l’héroïne arrivait bientôt pour amortir la descente. Emmett Grogan lui-même se mit à toucher au smack au cours de l’été. Il allait mourir plus tard d’une overdose dans le métro de New York, un 1er avril 1978. Pour Didion, qui citait le fameux poème de Yeats, « The Second Coming », « il n’y avait plus de points de repères ». Il faut avouer que San Francisco avait une longueur d’avance sur L.A. en termes de drogues et de psychédélisme. Il y avait un schisme entre le nord et le sud. Le sud de la Californie était perçu par le nord comme une imitation plastoc du vrai truc, et nous, on se sentait supérieurs parce qu’on le vivait réellement. Pour les gens de L.A., d’un autre côté, les filles de San Francisco étaient toutes des « granola-heads avec du poil sous les bras » (des écolos-baba-cools). « C’était une resucée de la vieille bataille Freaks versus Hippies, menée avec délectation par Frank Zappa dans un cinglant album des Mothers, « We’re Only In It For the Money ». Et l’opposition n’existait pas seulement entre le nord et le sud de la Californie ; quand, au mois de mai, les membres du Velvet Underground étaient venus jouer au Fillmore, le supposé « tribalisme » de la culture hippie les avait consternés. Selon Morrissey, « à San Francisco, si tu ne souriais pas sans arrêt, ils devenaient très agressifs ». Au Fillmore, il y eut un clash entre le groupe et Bill Graham, qui les traita de « répugnants microbes new-yorkais ». Le 14 janvier 1967, premier Human Be-In de San Francisco, « Le rassemblement des tribus » au Polo Field du Golden Gate Park. Dans une Amérique encore ségrégationniste, Haight-Ashbury affiche fièrement sa mixité. Les communautés raciales, sociales et culturelles se mélangent. Les Diggers sont les premiers à favoriser ce brassage. Ils coorganisent la fête du jour de l’an 1966-67 avec les Hell’s Angels et inspirent celle donnée quelques jours plus tard dans un bar de North Beach, durant laquelle on lit des poèmes en leur honneur, le « Poet’s Thank You to the Diggers ». La participation du poète Michael McClure à la Mort de l’argent, menant la parade avec sa harpe, avait attiré l’attention des grands frères de la Beat Generation qui désiraient les rencontrer, séduits par leur prose égrenée le long des fameux Diggers Papers et par leurs actions aussi radicales qu’artistiques. Parmi les auteurs réunis, Allen Ginsberg, Gary Snyder, Lew Welch, David Meltzer, Ron Loewinsohn, George Stanley ; on y rencontre Richard Brautigan, Lenore Kandel et Bill Fritsch, son compagnon, qui rejoindront activement les Diggers. La centaine de personnes venues écouter fait tourner une casquette qui se remplit avant d’arriver entre les mains des Diggers. Sans hésitation, ces derniers remettent tout l’argent au barman pour une tournée générale : « Le seul remerciement que nous acceptons, expliquent-ils, c’est la gratuité totale de l’événement ! ». Militants de la Nouvelle Gauche, poètes beat, Hell’s Angels ou consommateurs d’acide, les Diggers réunissent tous les acteurs de la scène alternative qui souhaitent les rejoindre. Allen Cohen, fondateur du journal L’Oracle, comprend lui aussi la nécessité de réunir les diverses communautés de Haight. Il reprend l’exemple du « Love Pageant Rally » du 6 octobre 1966 et lance un appel aux leaders de tous les mouvements pour organiser un grand rassemblement : « le Human Be-In ». Ce « Gathering of the tribes » (rassemblement des tribus) est prévu pour le 14 janvier 1967, au Polo Fields dans Golden Gate Park: Timothy Leary, Allen Ginsberg, Jerry Rubin, un activiste anti-guerre, les « Merry Pranksters » de Kesey, musiciens, artistes et même les Diggers. Tout le monde répond présent pour une union de l’amour et de l’activisme, jusqu’alors séparés par des dogmes catégoriques, qui aura lieu lorsque les militants politiques de Berkeley et la communauté hippie et la génération spirituelle de San Francisco et tous ceux de la génération révolutionnaire émergente partout en Californie se retrouveront pour un rassemblement des tribus. Un Human Be-In, comme le précise Allen Cohen, lors de la conférence de presse qui annonce l’événement. L’Oracle sort un numéro spécial ; les graphistes de Haight se lancent dans la création d’affiches.
394- Alors que l’hiver avait été particulièrement pluvieux, ce samedi 14 janvier, le soleil se lève dans un ciel limpide. Le rassemblement est prévu pour 13h, mais à 9h du matin, ils sont déjà nombreux à se réunir dans le parc. Très vite, ils sont des dizaines de milliers. Dans un coin du champ, les Diggers installent des tables et préparent des sandwiches à distribuer. Owsley Stanley vient de fournir aux Diggers plusieurs kilos de volailles, accompagnés de plusieurs milliers de buvards d’acide « white-lightning » de sa toute dernière fournée. Après la fête, une étrange rumeur parle de sandwiches bizarrement épicés. On arrive de partout, à pied, en voiture, en moto et même en parachute ! On vient seul, en bande, en amoureux, en famille. On amène des fleurs, de l’encens, des instruments de musique, des cloches, des miroirs, des bougies. Matière rêvée pour un récit pittoresque dont les journalistes, venus nombreux, raffolent. Finalement, le rassemblement des pseudo-vedettes sur la petite scène tout au bout du champ là-bas n’intéresse plus grand monde. D’ailleurs, la sono n’est pas assez forte pour porter jusque là où la foule s’est installée. Très vite, l’événement devient la foule elle-même. L’expérience hippie est mûre pour se diffuser à travers les États-Unis, selon le discours préformaté des journalistes qui racontent le « Ghetto de l’Amour » et le Flower Power. Pour les reporters dépêchés, le Be-in est l’événement parfait : des « Love » écrits partout, des amoureux qui s’embrassent enlacés à trois ou quatre, des filles aux seins nus, des fleurs dans les cheveux. Les Diggers déchantent : le Human Be-in n’est qu’une opération marketing des « Haight Independent Proprietors » cherchant un coup de pub à l’échelon national, s’ils espéraient écouler un jour leur panoplie hippie dans les grands magasins. Les Diggers enragent. « À part leur camelote, les HIP semblent n’avoir rien à proposer à ces jeunes qui arrivent toujours plus nombreux dans ce quartier déjà surpeuplé. Tout comme les soi-disant maîtres à penser de la contre-culture, ravis de la foule réunie, qui ne semblent pas trouver d’autres raisons de se satisfaire que l’opportunité de trouver une couverture nationale à leur discours. » Le mouvement hippie émerge à peine que les Diggers l’accusent déjà de corruption, de soumission et de compromission servile au système. Quelle est donc cette alternative que sont censés proposer les acteurs de la contre-culture ? Quelques semaines plus tôt, dans un article paru dans le Barb, titré « À la recherche d’un cadre », les Diggers demandaient : « Où est la révolution ? Dans les cheveux longs ? Les beaux habits ? Nos soldats seraient-ils substantiellement différents si on les habillait façon Mod ? » Or, à présent que toute une génération est touchée, que le monde entier écoute, que fait-on ? Au-delà de l’expérience psychédélique, qui doit mener à un état de connaissance supérieur ; ce qui n’est pas rien, mais encore faut-il y parvenir. Que propose-t-on ? Après avoir été stoned, après avoir tourné le dos au merdier de la société en allant se promener dans les bois, il faut bien retourner dans le monde et ses jeux compétitifs, regagner les trottoirs anxieux pleins d’une foule silencieuse, avec nos poches pleines d’absurdité et de compromis entre couardise et illusion. À cette question primordiale, les Diggers répondent par leur idéologie de l’échec, théorie qu’ils exposent en novembre 1966 dans le Barb. Il s’agit d’abandonner le jeu compétitif imposé par la société, refuser le succès médiatique, commercial, refuser le leadership. Ne plus jouer le jeu de « qui gagne-gagne » : « Ainsi nous restons stoned mais ne jouerons simplement plus le jeu plus longtemps. Nous retournerons dans la prospère société de consommation mais refusons de consommer. Refuser de consommer. Faire tout pour rien. En vérité, nous vivons notre protestation. Tout ce que nous faisons est libre et gratuit parce que nous sommes des échecs. Nous n’avons rien, donc nous n’avons rien à perdre. En abandonnant la compétition, le consumérisme et la réussite personnelle, trois sources essentielles d’aliénation, la « philosophie de l’échec » est la réponse : la consommation est un signe extérieur de réussite ? Refusons de consommer et soyons des échecs. Notre valeur commune ne repose pas sur la réussite mais sur l’amour : « Montrer l’amour c’est échouer. Aimer échouer c’est l’idéologie de l’échec. Montre l’amour. Fais ton propre truc. Fais-le gratuitement et librement. Fais-le par amour. Nous ne pouvons pas échouer. Et M. Jones ne saura jamais ce qui se passe ici. N’est-ce pas, M. Jones ? » Si l’on n’a rien, alors on n’a rien à perdre. Or, tout le monde a quelque chose à perdre, à commencer par son « identité mentale institutionnalisée et figée ». Une fois cette identité perdue, alors on est un homme libre. L’acide aide à cette libération, le théâtre la met en scène et actualise le pouvoir d’une nouvelle société où la révolution a déjà eu lieu. – 25 avril 1967, publication du premier journal des Black Panthers sur la roneotypeuse Gestner de la Com/Co.
395- Printemps 1967, depuis plusieurs mois maintenant, les Diggers proposent à tous ceux qui débarquent à Haight Ashbury d’expérimenter un cadre nouveau où vivre libre, délivré des règles aliénantes du capitalisme et de son agent universel, l’argent, est possible. Les Diggers assurent le « décor » dans lequel les besoins primaires : nourritures, habits, logement, soins, sont garantis. En retour, ils attendent, non pas la charité des plus riches, mais la participation de tous aux projets collectifs. Mutualisme, coopération, autogestion : à chacun d’articuler sa propre vision d’une vie libre et de retrouver le moyen de participer à l’action de groupe. Cette participation est indispensable à la survie de l’utopie communautaire des Diggers, et elle s’avère de plus en plus difficile à obtenir des nouveaux arrivants, plus attirés, tels des Pinocchios, par des vacances au pays des jouets que par l’expérience radicale de construction d’une nouvelle société.
Sans se l’avouer, les Diggers comprennent que les choses vont trop vite, que l’accélération du phénomène hippie met en danger le changement politico-culturel qu’ils tentent d’entraîner : leur processus d’éducation par l’exemple s’avère très fragile sous la masse de ceux qui arrivent de plus en plus jeunes. D’autant plus que la surpopulation entraîne pauvreté, criminalité liée à la drogue, maladies liées à la malnutrition et aux maladies sexuelles, et laisse de moins en moins de place au rêve, aux prises de conscience et aux utopies. Police et services sanitaires multiplient les perquisitions et ferment régulièrement les « crash-pads » et les « free-stores » des Diggers.
Depuis janvier 1967, date de l’apparition de la scène hippie rassemblée au Be-in sur les écrans du monde, la communauté de Haight Ashbury est la cible de tirs croisés. D’une part, l’appel des sirènes du Hippie-land et les promesses de son « été de l’amour », vendues par les marchands du HIP et relayées par les médias. D’autre part, les messages de guerre de l’autorité municipale et sa police qui, effrayée par cette invasion urbaine et chaotique, redoublent de zèle. Récupération médiatique et commerciale, répression politique et policière, l’expérience de Haight Ashbury balance entre normalisation et radicalisation.
Les Diggers, eux, n’hésitent pas. Énergie du désespoir face à une expérience qui prend déjà des allures de fin de rêve. Emmett Grogan, plus virulent que jamais, lance aux marchands réunis en comité de crise : « la communauté ne vous permettra pas longtemps de se payer sa tête, lorsque les gens en auront pris conscience, ils vous feront sauter, vous et vos boutiques, et toutes les banques où vous avez engrangé le fric que vous avez gagné sur leur dos ». Quelques jours plus tard, Peter Coyote participe à un débat télévisé organisé par la chaîne éducative locale « KQED », et continue sur le même ton : « Les Hippies sont le produit de la petite bourgeoisie, et ce qu’ils essaient de dire à cette petite bourgeoisie dont ils sont issus, c’est que ce que peut apporter la société impérialiste américaine, fondée sur le seul impérialisme, ne leur convient pas. Et ce qui se déroule en ce moment même sous vos yeux et s’est épanoui au tout début sous la forme d’une révolution culturelle est en train de prendre un tournant radical et de se transformer en révolution violente ».
Les Diggers publient leurs propres propositions en ce mois de février 1967, avec la « com/co », des propositions qu’ils entendent concrétiser : 1) service de restaurant gratuit, 2) une ferme qui doit servir aussi bien comme refuge que pour sa production agricole, 3) des hôtels dans la ville, 4) un garage pour réparer les machines cassées, 5) un atelier de couture pour fabriquer des tipis avec des chutes de tissus pour ceux qui veulent s’installer dans la campagne, 6) faire du « Trip Without a Ticket » un théâtre total pour l’art social, etc. Toutes ces propositions sont censées être appliquées dans les trois mois et les Diggers comptent sur de la nourriture, des talents, des outils, de l’espace, des loyers payés, afin de faire face dans les temps aux milliers de jeunes qui sont attendus pour l’été. Ils font imprimer par la com/co une affiche « Diggers Welcome » qu’ils distribuent dans les appartements où il y a encore de la place pour loger de nouveaux arrivants. Ils poursuivent leur agit-prop, performances et publications rythment leur quotidien. Comme ce tract imprimé alors qu’un concert appelé « Love Circus de l’amour » est proposé à 3 $ l’entrée : « Pour quel trip allez-vous payer ? Combien de temps allez-vous tolérer que des gens transforment votre trip en argent ? Les Diggers ne paieront pas pour ce trip. Achetez un billet, c’est tuer le Digger qui est en vous ». Ils organisent à 150 un piquet de vigiles devant la salle de concert pour protester contre « l’exploitation de l’amour ». Et voilà qu’un « Love Burger » ouvre ses portes dans Haight ! Il est déjà loin le temps où ils théorisaient sur l’échec et parlaient de l’amour comme alternative à la société de compétition.
Le 7 juin 1967, le Dr David Smith fonde la Haight-Ashbury Free Medical Clinic, au regard de l’hécatombe humaine dans laquelle le quartier d’Haight-Ashbury avait sombré. Le 17 octobre 1967, création du « Youth International Party », le YIP par Abbie Hoffman, Jerry Rubin et Paul Krassner, le mouvement Yippies.
396- Le 6 octobre 1967, un an après le Love Pageant Rally d’Haight Ashbury, les Diggers organisèrent dans Haight Street une marche funèbre pour la « Mort des Hippies », le défilé se concluant par l’enterrement de l’enseigne de la Psychedelic Shop. Dans leur communiqué de presse, les Diggers fustigeaient « les médias qui jettent leurs filets, fabriquent des sacs où les gens en manque d’identité n’ont qu’à se glisser. Ta tête à la télé, ton style immortalisé sans âme… L’Homme libre, lui, vomit son image et s’esclaffe dans les nuages… »
Dans les mois qui suivirent, les frères Thelin, qui avaient ouvert la « boutique psychédélique » sur Haight Street, quittèrent le Haight, en compagnie d’Allen Cohen et de Michael Bowen. Emmett Grogan rentra à New York, tandis que d’autres Diggers montaient au Morning Star Ranch, propriété de Lou Gottlieb. Un exode général était en train de commencer ; on quittait Haight-Ashbury pour « réussir à vivre tous ensemble à la campagne », dans les communautés hippies. « L’espoir général » qu’évoquait Bill Graham aux beaux jours du Haight était désormais mort.
Comme le dira Derek Taylor, monté au septième ciel à Monterey grâce au Purple Haze d’Owsley, « les gens finissent toujours par foutre la merde », déclarait-il. Ce qui a été fatal, c’est que les petites formations idéalistes de San Francisco ont fait l’erreur d’inviter, et de sous-estimer, l’immense ego de Mick Jagger et des Rolling Stones. Le problème, en définitive, n’était pas les tendances psychopathes latentes du Hell’s Angel moyen ; c’était l’arrogance de ces sataniques rock stars londoniennes. Voir, peut-être, le péché même du vedettariat.
« Quel droit a ce dieu du Star-système de tomber sur ce pays de cette manière-là ? », s’interrogea Bill Graham, futur organisateur de plusieurs tournées américaines des Stones. Rock Scully des Grateful Dead, qui avait le premier suggéré ce concert, soutiendra que si les Stones « n’avaient pas été si durs en affaires, Bill Graham se serait certainement impliqué dans le concert d’Altamont, et ça se serait beaucoup mieux passé ». Le fait qu’Altamont a mis en pleine lumière l’impréparation candide des Stones face à une telle situation fut passé sous silence. Scully se rapprochera davantage de la vérité lorsque, dans « Living with the Dead », il déclara que Woodstock et Altamont étaient les deux bouts du même bâton merdeux… le résultat de la même maladie : l’hypertrophie de la bohème de masse à la fin des sixties.
Le flirt des Stones avec le diable, c’était la même chose que la sympathie des groupes de San Francisco pour les Hell’s Angels, la décadence présentée comme le chic ultime. Et quand Alan Passaro des Angels, ce soir-là, a poignardé à mort Meredith Hunter pour des a priori racistes, à peine quelques dizaines de centimètres au-dessous d’un Mick Jagger portant cape, le délire psychédélique paranoïaque du San Francisco des sixties a atteint son apogée.
Le 3 avril, Martin Luther King prononce un discours au Mason Temple à Memphis (Tennessee) pour soutenir les éboueurs noirs locaux qui sont en grève. « J’ai été au sommet de la montagne », se souvient-il devant une foule euphorique. « Ce n’est pas vraiment important ce qui arrive maintenant… Certains ont commencé à parler des menaces qui se profilaient. Qu’est-ce qui pourrait m’arriver de la part d’un de nos frères blancs malades… Comme tout le monde, j’aimerais vivre une longue vie. La longévité est importante, mais je ne suis pas concerné par ça maintenant. Je veux juste accomplir la volonté de Dieu. Et il m’a autorisé à grimper sur la montagne ! Et j’ai regardé autour de moi, et j’ai vu la terre promise. Je n’irai peut-être pas là-bas avec vous. Mais je veux que vous sachiez ce soir que nous, comme peuple, atteindrons la terre promise. Et je suis si heureux ce soir. Je n’ai aucune crainte. Je n’ai peur d’aucun homme. Mes yeux ont vu la gloire de la venue du Seigneur ! »
Le 4 avril 1968, alors qu’il se trouve sur le balcon du Lorraine Motel, Loyd Jowers l’abat d’un tir de carabine depuis l’immeuble d’en face ; l’assassinat de Martin Luther King est le produit d’une vaste conspiration des suprématistes blancs de Memphis.
Les turbulences mondiales et les protestations générationnelles ont fini par atteindre le continent européen et, en premier, la France. Le 3 mai 1968, la cour de la Sorbonne à Paris se trouve occupée par 400 manifestants ; elle est évacuée par une intervention policière musclée. Les étudiants réagissent aussitôt par des manifestations violentes contre les forces de l’ordre : jets de pavés, puis barricades ; le mouvement de Mai 68 est lancé.
Entre-temps, la folie collective du Haight s’était atténuée et les anciens rites de San Francisco reprenaient leurs droits. Le 21 juin 1968, Emmett Grogan voulut organiser, comme de nombreuses années auparavant, la célébration du solstice d’été sur la plage de Baker Beach. La sculptrice Mary Grauberger, Larry Harvey, Jerry James, John Law et quelques autres avaient l’habitude de bâtir un homme de bois de plusieurs mètres de haut, accompagné de son chien plus petit à ses pieds, avec les résidus de planches et palettes qui jonchaient la plage après la fête improvisée de l’après-midi. Selon la légende, les gens auraient accouru pour assister à ce spectacle, ce qui aurait convaincu Harvey, qui n’avait tout d’abord aucune intention particulière, de l’intérêt des gens pour ce genre de manifestation.
397- Harvey a décrit cette action d’incendier ces effigies comme une « expérience » et un « acte spontané d’expression de soi radicale », « d’inflammation de l’égo jusqu’à son auto-crémation ». La sculptrice Mary Grauberger, une amie de Janet Lohr, compagne de Harvey, organisait ces rassemblements autour de bûchers au solstice sur cette plage depuis déjà plusieurs années. Elle eut l’idée de bâtir cet homme de bois de plusieurs mètres de haut en référence à la légende de l’homme d’osier qui stipulait qu’à l’époque archaïque, dans certains milieux, les bacchanales dionysiaques pouvaient se terminer par le sacrifice du bouc-émissaire que l’on plaçait debout dans le bûcher, enfermé dans une cage d’osier à sa forme. Larry Harvey assista à plusieurs de ces événements. Lorsque Grauberger cessa de les organiser, Harvey reprit le flambeau. Ainsi, lui, John Law et Jerry James construisirent pour l’événement de 1986 une effigie de bois géante dans le désert de Black Rock dans le Nevada. En 1990, indépendamment de ces crémations à San Francisco, Kevin Evans et l’artiste californien John Law décidèrent d’organiser la manifestation dans une plaine sablonneuse du Nevada, le lit d’un lac asséché écarté, très peu connue du grand public, située à 150 km au nord de Reno et désignée sous le nom de Black Rock Desert. Cette manifestation est conçue par Evans comme un événement dadaïste, avec une sculpture temporaire destinée à être incendiée et des performances de type situationniste. Dans ses premières années, la communauté s’est développée par le seul bouche-à-oreille. Tous étaient considérés comme des participants par le simple fait qu’ils étaient capables de survivre dans la plaine désolée, surréaliste et sans piste du désert de Black Rock. Il n’y avait pas d’artistes ou d’interprètes rémunérés ou programmés, pas de séparation entre l’espace artistique et l’espace de vie, pas de règles autres que l’absence de monnaie sur le site, ne pas gêner l’expérience immédiate de quelqu’un d’autre et l’interdiction d’armes à feu dans le camp central. Désormais, la manifestation est une émanation de la Black Rock City LLC et du Black Rock Arts Foundation au sein du Burning Man. Les Diggers organisèrent un dernier événement à San Francisco et déclarèrent « être entrés dans l’éternité ». En novembre 1968, édition du premier Whole Earth Catalog publié par Stewart Brand, tandis qu’en janvier 1969, le Black Panther Party annonce le Free Breakfast Program, une distribution gratuite de petit-déjeuner aux enfants, conjointement avec les Diggers.
Retour à la terre : San Francisco est entré dans l’éternité médiatique, il est grand temps de retourner dans la vraie vie : c’est le grand départ vers la campagne, le retour à la terre, la grande migration. Des caravanes s’organisent, parfois très importantes, des communautés se créent à travers tous les États-Unis : Nord de la Californie, Oregon, Pennsylvanie, Nouveau-Mexique, Tennessee, etc. Des hectares de terres vierges à bon marché. On ouvre des « open-lands », territoires libres sur lesquels s’installent des communautés suivant un règlement plus ou moins établi, avec la volonté plus ou moins concrétisée de vivre en dehors de la société de consommation, d’expérimenter l’autarcie et de tenter le virage radical du consommateur au producteur en étant soi-même à la source de ses propres moyens de subsistance. On évalue à environ 1200 le nombre de communautés rurales à travers les États-Unis en 1970, dont quelque 500 rien qu’en Californie du Nord. Ici plus qu’ailleurs, terre de liberté et d’expérimentation, le mythe du pionnier américain est dans les têtes de ces anciens étudiants activistes soudain devenus agriculteurs sans rien y connaître. Pour les aider, Stewart Brand, ancien de Haight, organisateur du « Trip Festival », crée en 1968 le « Whole Earth Catalogue », un magazine qui réunit idées, outils, conseils, essais, et devient vite la bible de tous ces écologistes en herbe qui tentent de vivre à la campagne et de construire une nouvelle civilisation. En 1971, publié en livre, il devient un best-seller national. Le « Back to the Land Movement », ce retour à la terre qui fait suite à l’aventure hippie, marque en fait la première impulsion collective d’une lame de fond qui n’a plus cessé de croître depuis : le mouvement écologiste. Alors que les anciens de Haight, que l’expérience sous acide avait peu préparés, sueur au front, creusent la terre de leurs propres mains, et se découvrent des callosités aux paumes et des douleurs aux reins, les sensibilités écologiques de la génération hippie s’expriment aussi en ville sous des formes plus médiatico-politiques : à San Francisco, le 21 mars 1969 est déclaré premier Earth Day, jour de la Terre : « Rues interdites à la circulation automobile, plantation d’arbres par des enfants du quartier, stands d’information sur l’environnement, musique, danse… Si les Diggers avaient organisé un événement pareil, ils auraient été immédiatement arrêtés. Mais aujourd’hui, la ville elle-même est aux manettes. En plus de s’affronter aux rudesses de la terre, les néo-ruraux doivent faire face au conservatisme des populations locales, un affrontement totalement inattendu. Certains abandonneront, d’autres au contraire y éprouveront leur détermination. Une épreuve de force que l’on verra ressurgir plus tard dans la lutte contre le nucléaire.
398- L’expérience Digger à travers le territoire libéré de Haight Ashbury a ancré en chacun le sens de la territorialité : être respectueux, responsable du lieu où l’on vit. C’est le thème que va développer Peter Berg, et Judy Goldhaft, après leur propre expérience itinérante de communauté en communauté, retournent à San Francisco où ils montent une fondation pour développer le concept de biorégionalisme. Le passage à l’écologie semble tout naturel pour Emmett le théoricien du théâtre guérilla : d’abord son expérience dans les communautés, notamment un long passage à la pointe nord de la Californie dans le comté de Siskiyou où s’était installé le Black Bear Ranch, une commune rurale très radicale, montée par quelques Diggers : « surmonter deux mètres de neige en hiver est une sacrée expérience, raconte-t-il. Rassembler de la nourriture, la faire, la distribuer dans les autres communes… m’a fait découvrir un rapport émotionnel, non institutionnel, à la nature ». Quand les Nations unies ont tenu la première conférence sur l’environnement en 1972 à Stockholm, Brand y était allé. Il avait apporté des films sur nos expériences de vie en communauté. Il s’était autoproclamé représentant des communes rurales d’Amérique du Nord alors qu’il était entouré de personnes qui représentaient des pays, des institutions. Ça l’a fait réfléchir à l’air, à l’espace naturel qui délimite une population et il avait inventé ce concept de bio-région : vous êtes une partie de l’endroit où vous vivez, et c’est en appréhendant cela qu’on comprend qu’il faut maintenir et protéger le système naturel. Pour Berg, l’action politique doit suivre les frontières de l’écosystème dans lequel elle s’inscrit. En 1973, il crée Planet Drum Foundation tandis que dans la vallée de la Mattole River, les Diggers installés, reprenant les idées développées par Berg, se lancent dans la sauvegarde du saumon de la rivière, un excellent indicateur écologique local, et luttent contre la déforestation de la région. Tous ne sont pas tentés par ce retour à la terre : Billy Fritsch rejoint les Hells Angels, Billy Murcott suit sa propre route et retourne à New York. Emmet Grogan, guérillero urbain avant tout, ne se sent pas la fibre écologiste. Au volant d’une moto customisée, il sillonne encore quelques années la région, passant lui aussi du temps dans les communautés mais plus pour se mettre au vert, se désintoxiquer des drogues dures dans lesquelles il est retombé, que réellement tenté par l’aventure communautaire et rurale. Il se fourvoie dans l’organisation du concert d’Altamont, dernier festival californien entièrement gratuit, participation sur laquelle il revient sous la forme d’un mea culpa plusieurs années plus tard au New York Post et dont la reproduction dans son livre est étrangement censurée dans l’édition française de 1974 : « C’est ma faute parce que j’ai fait la bêtise de quitter San Francisco pour rentrer à Los Angeles et d’entraîner tout le monde dans cette fête d’adieu au « C’est gratuit parce que c’est à vous ! » Une fête dont j’ai laissé croire qu’elle enverrait bouler sur leur cul tout le désespoir, l’angoisse et la déprime de cet hiver 1969. C’est ma faute si les Hell’s Angels de Californie, venus là pour boire une bière, prendre du bon temps et festoyer avec la communauté comme ils l’ont fait pendant des années, se sont retrouvés en train de se chicorer pour protéger un podium branlant, pour le compte d’une lopette qui prend son panard à émoustiller son public, à le provoquer et à le plonger dans de puériles transes hystériques et qui a cru se produire devant un troupeau d’adolescentes extasiées et d’enfants-fleurs, plutôt que devant une foule de 400 000 adultes des deux sexes qui depuis belle lurette, savent que les fleurs meurent trop vite. Même quand elles ont des épines. Emmet Grogan finit par quitter l’Ouest américain avec le sentiment d’avoir fait « le maximum de ce qu’il pouvait accomplir, du moins au chapitre « liberté et gratuité ». Et, à présent, tous les instincts dont dépendait sa survie lui hurlaient qu’il était temps de prendre les devants, d’abandonner tout ça, de tirer un trait et de larguer les amarres, avant de se retrouver largué lui-même ». Il retourne à New York, se lance dans l’écriture avec la même verve flamboyante qui habitait ses discours de Digger. Une nouvelle expérience dont il sort, en 1972, Ringolevio, a Life Player for Keeps, autobiographie romancée, écrite comme un polar, qui commence dans les rues de Brooklyn où gamin il jouait au Ringolevio, un jeu de rue qui l’a formé à la vie. Il s’y raconte à la troisième personne, surmontant la violence de la rue, de la drogue et du crime, et côtoyant la lutte armée de l’IRA, avec cette rage inépuisable accrochée au ventre. Emmet Grogan est un héros postmoderne au sens de Baudrillard, charismatique et affabulateur, qui a su construire autour de lui le mythe d’une révolte à jamais invaincue. Beaucoup d’histoires racontent sa légende, une d’entre elles affirme que son cadavre a été retrouvé le 1er avril 1978, dans une rame de métro, au terminus de Coney Island de Brooklyn. Les Diggers de San Francisco ont quitté la scène de Haight Ashbury et sont entrés avec elle dans la légende. Mais en ces dernières années de la décennie, dans d’autres villes des États-Unis, dans d’autres foyers où bouillonne encore la révolte, d’autres Diggers font surface : Provos Diggers de Berkeley, Diggers de Los Angeles, Diggers de Toronto et Diggers de New York. Ces derniers, « notoirement conduits par Abbie Hoffman et sa clique de séides affamés de publicité », bientôt devenus Yippies, vont connaître une notoriété peut-être plus grande que l’expérience originale du groupe de San Francisco, notamment par le renversement du principe d’anonymat. Les Diggers de New York, fils de McLuhan plus que de Gerrard Winstanley, vont faire des médias leur scène de théâtre. C’est sur ce terreau fertile que le Whole Earth Catalog va prospérer.
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