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45- Mais que sont devenues les premières colonies de Roanoke ?
450- On nous a appris que les premières colonies de Roanoke ont échoué ; que les colons ont disparu, en ne laissant derrière eux qu’un message cryptique : « Partis pour Croatan ». Plus tard, des rapports feront état d’Indiens aux « yeux gris », mais seront mis de côté comme simples légendes. Selon la version officielle, ce qui s’est réellement passé, c’est que les Indiens ont massacré les colons. Cependant, « Croatan » n’était pas une sorte d’Eldorado ; c’était le nom d’une tribu voisine d’Indiens amicaux. Il semblerait que la colonie ait simplement été déplacée de la côte vers la région du Great Dismal Swamp où elle sera absorbée par la tribu. Et les Indiens aux yeux gris étaient réels – ils sont toujours là, et ils s’appellent eux-mêmes les Croatans. Ainsi donc, la première colonie du Nouveau Monde avait choisi de renoncer à tout contact avec Prospéro pour s’en aller avec les Hommes Sauvages, avec Caliban le sauvage. Ils se sont retirés. Ils sont devenus des « Indiens », des « natifs », ils ont opté pour le chaos, abandonnant les misères effroyables du servage des ploutocrates et des intellectuels de Londres. Il est tout simplement faux de taxer les pirates de simples voleurs de grand chemin des mers. En un sens, ils étaient des « bandits sociaux », bien que leurs communautés n’étaient pas des sociétés paysannes traditionnelles, mais des « utopies » créées presque ex-nihilo en « terra incognita », des enclaves de totale liberté occupant les espaces vides de la carte. Il semble bien que ceux-ci y aient cru, sans aucun doute parce qu’ils avaient fait l’expérience d’enclaves pirates proches de celle de « Libertalia ». À nouveau, des esclaves libérés, des indigènes, et même des ennemis traditionnels comme les Portugais furent invités à les rejoindre comme des égaux (la libération des navires négriers était leur principale préoccupation).
451- La terre était gérée en commun, des représentants étaient élus pour un terme court, le butin partagé ; des doctrines bien plus radicales de liberté furent prêchées, allant encore plus loin que le sens commun. Libertalia avait l’espoir de perdurer, et le capitaine Misson mourut lors de sa défense. Mais la plupart des utopies pirates étaient destinées à n’être que temporaires ; en fait, les véritables « républiques » étaient leurs bateaux qui naviguaient sous les auspices des « Articles » (le code pirate). Les enclaves côtières n’avaient pas de loi du tout. Une origine afro-islamique est réclamée par certains groupes, comme les Maures du Delaware et les Ben Ismael, qui migrèrent du Kentucky à l’Ohio au milieu du 19e siècle. Les Ishmael pratiquaient la polygamie, ne buvaient jamais d’alcool, gagnaient leur vie comme ménestrels, s’étaient mariés avec des Indiens dont ils avaient adopté les coutumes, ils étaient nomades et construisaient leurs maisons sur des roues. Certains épousèrent les idéaux anarchistes et ils furent la cible des Eugénistes dans le cadre d’un pogrom assez pervers qui se voulait un salut dans l’extermination. En tant que tribu, ils disparurent dans les années 1920, mais en réalité, ils gonflèrent sans doute les rangs des premières sectes islamiques noires. Les communautés isolées, ou du moins celles qui ont pu conserver leur identité jusqu’au 20e siècle, refusent avec insistance d’être absorbées par la culture dominante ou par les « sous-cultures » noires dans lesquelles les sociologues modernes ont l’habitude de les cataloguer. Dans les années 1970, inspirés par la naissance indigène américaine, un certain nombre de groupes – dont les Maures et les Ramapoughs – demandèrent leur reconnaissance comme tribus indiennes au Bureau des Affaires Indiennes. Les Maures et les Ramapoughs rejettent essentiellement l’explication « diachronique » ou historique de leurs origines, favorisant une identité « synchronique » basée sur le mythe de l’adoption indienne. Devenir « sauvage » est toujours un acte érotique, un acte de nudité. Avant la « fermeture de la carte » (différente du territoire), la majeure partie de l’énergie anti-autoritaire était tournée vers des communes « d’évasion », comme l’évoque « Modern Times » de Chaplin, les diverses phalanstères, etc. On remarquera avec intérêt que certaines d’entre elles n’étaient pas destinées à durer « à jamais », mais seulement aussi longtemps que le projet semblait tenir ses promesses. Selon les standards socialistes utopistes, ces expériences furent des échecs, et par conséquent, nous ne savons que peu de choses à leur sujet.
452- L’Ukraine de Nestor Makhno et l’Espagne anarchiste étaient destinées à durer et, en dépit des exigences d’une guerre perpétuelle, toutes deux réussirent jusqu’à un certain point : non pas qu’elles aient pu durer « longtemps », mais elles furent assez bien organisées et auraient pu persister sans l’agression extérieure. Nestor Makhno nous dit : « On se souvient de l’arbre qui surgit des fentes d’un rocher ou des ruines d’une église. L’arbre vert du samizdat est encore plus étonnant. Il pousse sur le bâtiment en construction du socialisme totalitaire ». Le samizdat est le modèle d’une littérature libre existant en l’absence de liberté. Il a une vieille tradition, incarnée le plus complètement en Russie par le sort de Pouchkine. La censure et les persécutions d’écrivains vont de pair avec tout régime totalitaire et autocratique. Les artistes ont toujours tenté de passer outre aux interdictions venues d’en haut. Mais si jadis il existait des œuvres interdites, maintenant il y a une littérature interdite. Qu’a de commun le samizdat avec la littérature habituelle et en quoi s’en distingue-t-il ? Le samizdat comprend tous les genres de littérature inhérents à la production littéraire libre : vers, prose, ouvrages sur la vie politique et sociale, recherches scientifiques, traductions, programmes pour la structure politique de la société. Mais il y a aussi des genres particuliers au seul samizdat : lettres aux journaux occidentaux (que ceux-ci ne publient pas toujours), et comptes rendus d’audiences judiciaires. Ce genre a été inauguré brillamment par la journaliste, aujourd’hui disparue, Frieda Vigdorova. Le samizdat ne se borne pas à donner les points de vue de l’opposition, il fournit également les textes ou les sténogrammes officieux des déclarations faites par les hautes personnalités dirigeantes lors de réunions tenues secrètes. Ces deux derniers modes d’expression extralittéraires ont été élevés par le samizdat au niveau d’un genre littéraire, tout comme autrefois l’art épistolaire est devenu littérature avec les sentimentalistes anglais où l’étude s’est transformée en une œuvre achevée avec la peinture française. Le trait caractéristique du samizdat est l’interpénétration des éléments littéraires et non littéraires. Il en est ainsi parce qu’il s’agit non pas d’une littérature libre, mais d’un modèle existant qui pousse en l’absence de liberté et qui ne remplit pas que des fonctions littéraires. – Gabriele D’Annunzio, un poète décadent, artiste, musicien, esthète, féministe, pionnier casse-cou de l’aviation, magicien noir, malotru de génie, a émergé de la Première Guerre Mondiale en tant que héros à la tête d’une petite armée : les « Arditi ». En manque d’aventures, il décida de s’emparer de la ville de Fiume, possession de la Yougoslavie, et d’en faire don à l’Italie. Mais l’Italie refusa son offre généreuse, le premier ministre le traitant de fou. De colère, D’Annunzio décida de déclarer l’indépendance et de voir combien de temps il pourrait tenir. Lui et ses amis anarchistes rédigèrent une constitution qui proclamait la musique comme le principe fondamental de l’État. Des artistes, des bohèmes, des aventuriers, des anarchistes, des fugitifs et des réfugiés apatrides, des homosexuels, des dandys militaires, des réformateurs excentriques de tous bords, bouddhistes, théosophes et védantistes, se répandirent en hordes dans Fiume. La fête ne finissait jamais. Chaque matin, de son balcon, D’Annunzio lisait de la poésie ; un concert et des feux d’artifice chaque soir. Voilà toute l’activité du gouvernement ! Dix-huit mois plus tard, lorsque le vin et l’argent vinrent à manquer et que la flotte italienne apparut à l’horizon en tirant quelques boulets sur le palais municipal, personne n’eut l’énergie de résister.
453- Si nous comparons Fiume avec l’insurrection de 1968 à Paris, ou les insurrections urbaines italiennes des années 70, ou aux communes contre-culturelles américaines et leurs influences anarcho-gauchistes, nous remarquerons certaines similitudes, comme l’importance de la théorie esthétique situationniste, ce que nous pourrions appeler « l’économie pirate » : – vivre en nabab sur les surplus de la surproduction sociale – l’amour des déguisements bariolés et le concept de la musique en tant que modificateur révolutionnaire social – enfin leur impermanence partagée, leur promptitude à s’en aller au loin, à changer de forme, et à s’établir dans d’autres universités, sur d’autres sommets de montagnes, d’autres ghettos, usines, maisons, fermes, et même sur d’autres plans de réalité. Foucault, Baudrillard, Derrida et d’autres ont abondamment discuté de divers modes de « disparition ». Ici, j’aimerais suggérer que la ZAT est, en quelque sorte, une tactique de la disparition. Lorsque les théoriciens parlent de la disparition du social, ils signifient d’une part l’impossibilité de la « Révolution sociale », et d’autre part l’impossibilité de « l’État » – l’abysse du pouvoir, la fin du discours du pouvoir. La question anarchiste en ce cas devrait donc être : pourquoi devrait-on chercher à se confronter à un « pouvoir » qui a perdu tout sens et n’est devenu qu’une simple simulation ? Tel que le suggère Ted Kaczynski, de tels affrontements ne résulteront qu’en de dangereux et abominables spasmes de violence de la part des gros débiles décérébrés qui auront hérité des clés des armureries et des prisons. C’est peut-être là une cruelle mécompréhension de la part des Américains de la subtile théorie existentielle/romantique franco-allemande. Mais qui a dit que la compréhension était nécessaire pour utiliser une idée ? (70 % des retweets ne sont ni lus ni compris) La disparition semble être une option radicale très logique pour notre époque : et non pas un désastre ou une mort du projet social. Au contraire de l’interprétation morbide et nihiliste, la TAZ entend l’utiliser dans le cadre de stratégies efficaces dans la continuelle « révolution de la vie de tous les jours » dans l’esprit situationniste : la lutte ne peut cesser même avec l’ultime échec de la révolution sociale ou politique, car rien, si ce n’est la fin du monde, ne peut mettre fin à la vie de tous les jours, ni à nos aspirations à de bonnes choses, au Merveilleux, au Magique. Et ainsi que l’a dit Nietzsche, si le monde avait la possibilité de finir, logiquement il l’aurait déjà fait ; ce n’est pas le cas, donc il ne le peut pas. Et, comme le disait un certain soufi, peu importe la quantité de vin interdit que nous buvons, nous emporterons cette soif brûlante jusque dans l’éternité. La « linguistique du chaos » dessine une présence qui disparaît continuellement de tout classement par le langage et les systèmes cognitifs ; une présence élusive, évanescente, subtile – l’Étrange Attracteur autour duquel les mêmes s’accroissent, formant chaotiquement des ordres nouveaux et spontanés. Ici, nous avons une esthétique de la frontière entre chaos et ordre, la marge, la zone des catastrophes formelles où les ruptures du système peuvent atteindre à l’illumination. La disparition de l’artiste est, selon les termes situationnistes, la « suppression et la réalisation de l’art ». Mais d’où disparissons-nous ? Et entendra-t-on encore parler de nous ? Serons-nous encore vus ? Nous allons à Croatan – quel est notre destin ? Tout notre art consiste en un billet d’adieu à l’histoire – « Partis pour Croatan » – mais où est-ce et que ferons-nous là-bas ?
454- Tout d’abord, nous ne parlons pas ici de disparaître littéralement du monde et de son futur – il n’y a aucune échappatoire, aucun retour en arrière vers une « société du loisir » paléolithique – aucune utopie éternelle, aucune retraite dans les montagnes, aucune île, aucune utopie post-révolutionnaire – et plus probablement pas de révolution du tout ! L’unique solution à la « suppression et à la réalisation » de l’Art réside dans l’émergence de la ZAT. Nous aurions tort de considérer la critique affirmant que la ZAT elle-même n’est « rien qu’une œuvre d’Art », même si c’est là l’un de ses pièges. La ZAT est le seul « temps » et le seul « lieu » possible où l’Art peut naître pour le plaisir simple du jeu créatif, et comme une contribution réelle aux forces qui permettent à la ZAT de se former et de se manifester au travers des relations d’amour, d’amitié, de fraternité… Un monde dans lequel la ZAT aurait réussi à prendre racine pourrait bien ressembler au monde imaginé par « Hans E. Widmer alias P.M. » dans son roman de « fantasy bolo’bolo » (traité d’économie politique anarchiste). Peut-être que la ZAT est un « proto-bolo ». Mais si tant est que la ZAT existe maintenant, elle est beaucoup plus que la banalité de la négativité ou du marginalisme contre-culturel. Nous avons mentionné l’aspect festif d’un moment inContrôlé & consubstantiel à une auto-organisation spontanée, mais brève. C’est « épiphanique » – une expérience paroxystique autant à l’échelle sociale qu’individuelle. La libération est réalisée dans la lutte – c’est là l’essence de la « victoire sur soi » de Nietzsche, le fermant de la « Fête ». La présente thèse d’Hakim Bey pourrait également prendre comme enseigne l’errance de Nietzsche. C’est là le précurseur de la dérive, dans le sens situationnistes & selon la définition donnée par Lyotard. Nous pouvons prévoir une toute nouvelle géographie, une forme de carte des pèlerinages nomades sur laquelle les sites sacrés seraient remplacés par des expériences paroxystiques et des ZAT : une science réelle de la psychotopographie, que l’on doit peut-être appeler « géo-autonomie » ou « anarchomancie ». La ZAT implique une forme de sauvagerie, une évolution de l’état apprivoisé à l’état sauvage, un « retour » qui est aussi un pas en avant. Cela requiert également un « yoga » du chaos, un projet de classement, de la conscience ou tout simplement de la vie « plus élevée » que l’on approcherait en surfant sur le « front de vagues du chaos » du dynamisme complexe. La ZAT est un art de vie en perpétuel essor, sauvage mais maternelle – une séductrice pas un violeur, une contrebandière plutôt qu’un pirate sanguinaire, une danseuse pas un eschatologue.
455- Admettons que nous ayons participé à des fêtes où, pendant une brève nuit, une république de plaisants désirs fut établie. Ne confesserions-nous pas que la politique de cette nuit puisse avoir plus de réalité & de force pour nous que celle du gouvernement ? Certaines des fêtes dont nous avons parlé ont duré deux ou trois ans. Est-ce une chose qui vaille la peine d’être imaginée, qui vaille la peine que l’on se batte pour elle ? Étudions l’invisibilité, le travail en réseau, la rythme-analyse, le nomadisme psychique & psychédélique et qui sait à quoi nous pourrions arriver. De toutes les réponses faites à la linguistique de Saussure, deux ont un intérêt particulier ici :
Tout d’abord, on peut faire remonter « l’anti-linguistique » contemporaine au départ de Rimbaud pour l’Abyssinie ou à la sentence de Nietzsche « je crains bien que nous ne nous débarrassions jamais de Dieu, puisque nous croyons encore à la grammaire », à Dada, au capilo-tractage à la Korzybski et à sa carte qui n’est pas le territoire, au cut-up de Burroughs et de son irruption dans la chambre grise ; en découpant accidentellement des colonnes de journaux, Burroughs s’aperçoit que deux fragments de journaux ré-agencés pouvaient constituer un message cohérent. Nous sommes en 1959, et le cut-up vient de naître. Il consiste en un découpage puis un ré-agencement de textes d’origines diverses (textes littéraires de Rimbaud ou Shakespeare, articles de journaux, textes de Burroughs et de ses amis, publicité, etc.). On pourrait presque parler d’un lien génétique entre collage et politique ; du moins, la relation entre la pratique et l’intention politique est-elle historique. En effet, on trouve dès 1912-1913 dans les collages de Picasso la présence de coupures de presse traitant de thèmes politiques ; les collages dadaïstes jouent également avec ironie sur le détournement d’images de la société industrielle, et dans les années 1950, le collage comme forme politique vit une sorte d’apogée avec les détournements situationnistes, qui sont d’ailleurs contemporains du cut-up, à Zerzan et son attaque du langage lui-même en tant que représentation et médiation. Ensuite, la linguistique de Chomsky – sa croyance en une « grammaire universelle » et ses trois schémas représentent une tentative pour sauver le langage par la découverte « d’invariables cachées », de la même manière que certains scientifiques tentent de sauver la physique de l’irrationalité de la mécanique quantique par des « variables cachées non linéaires ».
456- On aurait pu s’attendre que Chomsky, en bon anarchiste, se trouve du côté des nihilistes, mais en réalité sa magnifique théorie a plus en commun avec le platonisme ou le soufisme qu’avec l’anarchisme. Les adeptes de la logique et du mystère des nombres sont les plus prudents des sages. La métaphysique traditionnelle décrit le langage comme une lumière pure brillant au travers du prisme des archétypes ; Chomsky parle des « grammaires innées ». Les mots sont des feuilles, les phrases des branches, les langues-mères sont les membres, les familles de langues sont des troncs, et les racines sont dans les « cieux » ou dans l’ADN. J’appelle cela « l’Her-Méta-Linguistique » – hermétique et métaphysique. Le nihilisme ou « Heavy-Meta-Linguistique » en l’honneur de Burroughs, me semble avoir tué le langage et avoir menacé de le rendre impossible – tandis que Chomsky se raccroche à la promesse et à l’espoir d’une révélation de dernière minute. Il faut « sauver » le langage, mais sans avoir recours à un quelconque « fantôme », ou à une soi-disant règle concernant Dieu, les dés et l’univers. L’univers naît spontanément (principe d’immanence) comme Kuo Hsiang le souligne, la recherche d’un seigneur ou d’un agent de cette création est un exercice d’infinie régression vers le vide. Le Tao n’est pas « Dieu ». Le Tao ne fait que survenir. À l’échelle humaine, la misère est issue de la capacité exclusivement humaine de chuter de l’harmonie avec le Tao – de perdre la spontanéité. Le Chuang Tzu ne s’intéresse pas au pourquoi les humains sont si ineptes ; son seul intérêt est de renverser le processus & de « revenir » dans le courant. Le retour est une action, mais aussi un état – d’où le paradoxe action/non-action. Le concept de « wu wei » joue un tel rôle central dans le taoïsme qu’il a réussi à suivre dans le taoïsme religieux moderne comme la vérité derrière toutes métaphysiques & tous rituels. Chuang Tzu est plus anarchique que Lao Tseu – mais est-il un « anarchiste » ? Bien sûr, non parce qu’il veut abattre le gouvernement, mais parce qu’il croit que le gouvernement est impossible, non parce qu’il sombrerait si profondément en adoptant un « isme », mais parce qu’il voit le chaos comme l’essence de tout devenir. Un des représentants majeurs de l’herméto-linguistique aujourd’hui est Noam Chomsky, qui en dépit de son anarchisme croit que le langage est codé d’une manière ou d’une autre, bien qu’il substitue, comme l’a fait Timothy Leary, l’ADN aux archétypes platoniciens ! Qui pourrait être le représentant de la linguistique nihiliste ? Quid de William Burroughs ? En son honneur, nous pourrions l’appeler « heavy-méta-linguistique ». Bien que l’esthétique de chacune de ces écoles soit remarquable, il faut douter de chacune. Akim Bey en tant qu’anarchiste spiritualiste développe une théorie du langage qui pourrait « sauver » le langage de l’accusation de simple représentationalisme & aliénation ou corruption de l’âme. Cependant, il convient d’une théorie sans excroissance téléologique – aucun « seigneur » du langage, aucune catégorie impérieuse, aucun déterminisme, aucune révélation du « dehors » ou « d’en haut », aucun codage génétique, aucune essence absolue.
457- Elle existe en deux endroits, dans un « ancien » élégamment équilibré par un « moderne », le Tao de Chuang Tzu & la théorie du chaos d’Iliya Prigogine. Le sage n’est pas piégé par la sémantique, il ne confond pas la carte & le territoire, mais il « ouvre les choses à la lumière des Cieux » en les remplissant de mots, en jouant avec les mots. Une fois adapté à ces courants, le sage ne fait aucun effort spécial afin « d’illuminer » la carte à la lumière des Cieux, car le langage le fait de lui-même, spontanément. Le langage se déverse. Ainsi, le grand poète de la Gauche américaine, du « Free Speech Movement », Akim Bey, professeur de littérature anglo-saxonne et latine au travers de toutes les grandes universités de la côte Ouest dans les années 80, nous livre un poème largement repris par les sensibilités les plus actives des mouvements libertaires. Ainsi commence-t-il :
« Mais pas question d’écrire aux Enfants Sauvages.
Ils pensent par des images – la prose est pour eux un code qu’ils ne maîtrisent pas entièrement, ossifié & digéré, dans lequel on ne peut avoir une totale confiance.
Vous pouvez écrire à leur sujet, afin que ceux qui ont perdu leurs chaînes d’argent puissent suivre.
Ou écrire pour eux, faisant de l’Histoire un processus de séduction en votre propre mémoire paléolithique, une séduction barbare de la liberté, du chaos en tant que Chaos.
Pour ces espèces d’un autre monde ou du « troisième sexe », les enfants sauvages, la fantaisie & l’imagination sont toujours indifférenciées.
Un jeu non bridé : la source de notre Art & le plus rare Éros de toutes les races d’Éros.
Embrasser le désordre à la fois comme source de style & entrepôt voluptueux, le fondement de notre civilisation extra-terrestre et occulte, notre esthétique conspirationniste, notre espionnage lunatique – c’est l’action soit d’un artiste soit d’un enfant de dix ou treize ans.
Les enfants, que les sens éveillés trahissent par une éclatante sorcellerie de plaisirs bestiaux, reflètent quelque chose de sauvage & d’obscène dans la nature de la réalité elle-même : des anarchistes ontologiques naturels, des anges du chaos – leurs gestes & leurs odeurs corporelles diffusent autour d’eux une jungle de présences, une forêt de prescience habitée par des serpents, des ninjas, des tortues, des tortues ninjas, du chamanisme futuriste, de la pisse, des fantômes désenchaînés, des rayons de soleil, des éjaculations, des nids d’oiseaux & des œufs, une agression joyeuse contre le gémissement de ceux issus des plans inférieurs afin que l’impuissance englobe leurs épiphanies destructrices ou leurs créations sous la forme de singeries fragiles, mais méfiez-vous, assez aiguisées pour couper la lumière de la lune.
Et cependant, les résidents de ces dimensions aqueuses inférieures croient véritablement qu’ils contrôlent les Enfants Sauvages et de telles croyances vicieuses sculptent la majeure partie de la substance du moment.
Les seuls qui désirent effectivement partager la destinée nuisible de ces fugitifs sauvages ou guérilleros, plutôt que de les diriger ; les seuls qui peuvent comprendre ce chérissement et ce débridement sont toujours les mêmes, ceux-là sont des artistes, des anarchistes, des pervers polymorphes, des hérétiques, une bande à part qui se rencontre et se rassemble comme des Enfants Sauvages le feraient, des regards fixes autour d’une table alors que les adultes baragouinent derrière leurs masques.
Notre réalisation, notre libération dépend de la leur : non parce que nous singeons la famille, cette misère de l’amour qui tient en otage un futur banal, ni l’État qui nous éduque tous à sombrer sous l’horizon de l’inutilité – non dix fois non, mais que nous et eux, les sauvages sommes l’image les uns des autres, liés et entourés par cette chaîne d’argent qui définit la limite de la sensualité, de la transgression et de la vision.
Nous partageons les mêmes ennemis et nos moyens d’évasion sont les mêmes : un jeu délirant et obsédant, enthousiasmé par la spectrale brillance de la Meute des loups et de leurs enfants. » (Akim Bey)
Connaissant l’esprit mal tourné de la frange puritaniste, je rappelle que dans ce poème, nulle allusion salace, nulle intention cachée, nul soupçon à émettre au sujet d’éventuels non-dits ou tournures non conformes. Il n’y a rien d’autre à y trouver que ce qu’il y a d’écrit au sens le plus éveillé, le plus propre, le plus simple, le plus évident. En bon entendeur…
Que la Cène commence !
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