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38- La « machine de guerre nomade »
380- Thomas Kuhn et Paul Feyerabend, notamment dans « Adieu la raison », nous ont amenés à la notion de science impériale. Gilles Deleuze, Michel Foucault et Michel de Certeau nous ont amenés à la science nomade. Pour Jacques Derrida, la conscience est langage ; pour Gilles Deleuze, la conscience, c’est surtout de l’organique, du généalogique et de l’émergent, du mouvement, du moléculaire et du molaire, du multiple, de la fuite cosmique et de l’esprit sauvage. Les études philologiques sont pleines de figures de fuite, de multiples innommables, de relations anarchiques fortes de leurs capacités, insinuant des dynamiques nouvelles, remettant en cause dans l’esprit occidental la belle organisation généalogique et racinaire de la société. Il faudrait faire une place à part à l’Amérique. Bien sûr, elle n’est pas exempte de la pratique de la domination par les arbres généalogiques et d’une recherche des racines. On le voit jusque dans la littérature, dans la quête d’une identité nationale, et même d’une ascendance ou généalogie européennes (Kérouac repart à la recherche de ses ancêtres). Reste que tout ce qui s’est passé d’important, tout ce qui se passe d’important, procède par rhizome de liens langagiers : beatnik, underground, mouvements souterrains, bandes et gangs, poussées latérales successives en connexion immédiate avec un dehors. Jamais l’histoire n’a compris le nomadisme, jamais le livre n’a compris le dehors. Au cœur d’une longue histoire, l’État a été le modèle du livre et de la pensée : le logos, le philosophe-roi, la transcendance de l’Idée, l’intériorité du concept, la république des esprits, le tribunal de la raison, les fonctionnaires de la pensée, l’homme législateur et sujet. Prétention de l’État à être l’image intériorisée d’un ordre du monde, pour enraciner l’homme. Mais le rapport d’une machine de guerre avec le dehors, ce n’est pas un autre modèle, c’est un agencement qui fait que la pensée devient elle-même nomade, le livre est une pièce pour toutes les machines mobiles, une branche pour un rhizome. Il faut écrire à n ou n-1, écrire par slogans. Faites rhizome et pas racine, ne plantez jamais ! Ne semez pas, piquez ! Ne soyez pas là où l’on vous attend ! Ne soyez pas un ni multiple, soyez des multiplicités ! Faites la ligne et jamais le point ! La vitesse transforme le point en ligne ! Soyez rapide, même sur place ! Ligne de chance, ligne de hanche, ligne de fuite. Ne suscitez pas l’idée générale en vous ! Pas des idées justes, juste une idée (Godard). Ayez des idées courtes. Faites des cartes, et pas des photos ni des dessins. Soyez la Panthère rose, et que vos amours encore soient comme la guêpe et l’orchidée, le chat et le babouin. Un rhizome ne commence pas et n’aboutit pas, il est toujours au milieu, entre les choses, inter-être, intermezzo. L’arbre est filiation, mais le rhizome est alliance, uniquement d’alliance. L’arbre impose le verbe « être », mais le rhizome est alliance et le rhizome a pour tissu la conjonction « et… et… et… ». Il y a dans cette conjonction assez de force pour secouer et déraciner le verbe être. Où allez-vous ? D’où partez-vous ? Où voulez-vous en venir ? sont des questions bien inutiles dans le rhizome ou le réseau. Faire table rase, partir ou repartir à zéro, chercher un commencement ou un fondement, implique une fausse conception du voyage et du mouvement (méthodique, pédagogique, initiatique, symbolique…). Mais Kleist, Lenz ou Büchner ont une autre manière de voyager comme de se mouvoir, partir au milieu, par le milieu, entrer et sortir, non pas commencer ni finir. Plus encore, c’est la littérature américaine, et déjà anglaise, qui a manifesté ce sens rhizomatique, a su se mouvoir entre les choses, instaurer une logique du « et », renverser l’ontologie, destituer le fondement, annuler fin et commencement. Ils ont su faire une pragmatique. C’est que le milieu n’est pas du tout une moyenne, c’est au contraire l’endroit où les choses prennent de la vitesse. « Entre les choses » ne désigne pas une relation localisable qui va de l’une à l’autre et réciproquement, mais une direction perpendiculaire, un mouvement transversal qui les emporte l’une et l’autre, ruisseau sans début ni fin, qui ronge ses deux rives et prend de la vitesse au milieu, un flux héraclitéen. Les Dogons posaient ainsi le problème : un organisme advenait au corps du forgeron, sous l’effet d’une machine ou d’un agencement machinique qui en opérait la stratification. « Dans le choc, la masse et l’enclume lui avaient brisé les bras et les jambes, à hauteur des coudes et des genoux qu’il n’avait pas jusque-là. Il recevait ainsi les articulations propres à la nouvelle forme humaine qui allait se répandre sur la terre et qui était vouée au travail. En vue du travail, son bras s’était plié. Mais, évidemment, réduire la relation articulaire aux os n’était qu’une manière de parler. C’était l’ensemble de l’organisme qu’il fallait considérer sous les espèces d’une double articulation, et à des niveaux très différents.
D’abord au niveau de la morphogenèse de la vie : d’une part, des réalités de type moléculaire aux relations aléatoires sont prises dans des phénomènes de foule ou des ensembles statistiques qui déterminent un ordre (la fibre protéique, et sa séquence ou segmentarité).
D’autre part, ces ensembles sont eux-mêmes pris dans des structures stables qui « élisent » les composés stéréoscopiques, qui forment organes, fonctions et régulations, organisent des mécanismes molaires, et distribuent même des centres capables de survoler les foules, de surveiller les mécanismes, d’utiliser et de réparer l’outillage, de « surcoder » l’ensemble (le repliement de la fibre en structure compacte plus la seconde segmentarité): Capacité de sédimentation et plissement, mécanique de la fibre et repliement, accomplissement des formes en « splay », en « twist », et du « bend ».
Mais à un autre niveau, la chimie cellulaire qui préside à la constitution des protéines procède aussi par double articulation. Celle-ci passe à l’intérieur du moléculaire, entre petites et grosses molécules, processus de segmentarité par remaniements successifs plus segmentarité par polymérisation. « Dans un premier temps, les éléments prélevés dans le milieu sont combinés à travers une série de transformations. Toute cette activité met en jeu plusieurs centaines de réactions. Mais en fin de compte, elle aboutit à la production d’un nombre limité de petits composés, quelques dizaines au plus.
Dans le second temps de la chimie cellulaire, les petites molécules sont assemblées pour la production des grosses. C’est par la polymérisation d’unités liées bout à bout que se forment les chaînes caractérisant les macromolécules. Les deux temps de la chimie cellulaire diffèrent donc à la fois par leur fonction, leurs produits et leur nature.
381- La première forme des composés qui n’ont d’existence que temporaire. Car ils constituent des intermédiaires sur des voies de biosynthèse ; le second édifiant des produits stables. Le premier opère par une série de réactions distinctes ; le second par la répétition de la même. » Et encore, à un troisième niveau dont dépend la chimie cellulaire elle-même, le code génétique n’est pas séparable à son tour d’une double segmentarité ou d’une double articulation qui passe maintenant entre deux types de molécules indépendantes, d’une part la séquence des unités protéiques, d’autre part celle des unités nucléiques, les unités d’un même type ayant des rapports binaires, et les unités de type différent, des relations biunivoques. Il y a donc toujours deux articulations, deux segmentarités, deux sortes de multiplicité, dont chacune met en jeu des formes et des substances ; mais ces deux articulations ne se distribuent pas de manière constante, même au sein d’une strate de concentre donnée. Nous n’avons même pas tenu compte encore de Darwin, de l’évolutionnisme et du néo-évolutionnisme. C’est pourtant là que se produit un phénomène décisif : notre théâtre de marionnettes devient de plus en plus nébuleux, c’est-à-dire collectif et différentiel. Les deux facteurs invoqués avec leurs relations incertaines, pour expliquer la diversité sur une strate — les degrés de développement ou de perfection, et les types de forme — subissent une profonde transformation. Suivant une double tendance, les types de formes doivent se comprendre de plus en plus à partir de populations, meutes et colonies, collectivité ou multiplicités ; et les degrés de développement doivent se comprendre en termes de vitesses, de taux, de coefficients et de rapports différentiels. Double approfondissement. C’est l’acquis fondamental du darwinisme, impliquant un nouveau couplage individus-milieux sur la strate. D’autre part, en même temps et sous les mêmes conditions, les degrés ne sont pas de développement ou de perfection préexistants, ce sont plutôt des équilibres relatifs et globaux : ils valent en fonction des avantages qu’ils donnent à tels éléments, puis à telle multiplicité dans le milieu, et en fonction de telle variation dans le milieu. En ce sens, les degrés ne se mesurent plus à une perfection croissante, à une différenciation et complication des parties, mais à ces rapports et coefficients différentiels tels que pression de sélection, action de catalyseur, vitesse de programmation, taux de croissance, d’évolution, de mutation, etc. ; le progrès relatif peut donc se faire par simplification quantitative et formelle plutôt que par acquisition (il s’agit de vitesse, et la vitesse est une différentielle). C’est par population qu’on se forme, qu’on prend des formes, c’est par perte qu’on progresse et qu’on prend de la vitesse. Les deux acquis fondamentaux du darwinisme vont dans le sens d’une science des multiplicités : la substitution des populations aux types, et celle des taux ou rapports différentiels aux degrés. Ce sont des acquis nomades, avec des frontières mouvantes de populations ou des variations de multiplicités, avec des coefficients différentiels ou des variations de rapports. Il s’agissait de tirer plusieurs conclusions concernant cette unité et cette diversité d’une même strate, soit la strate organique. En premier lieu, une strate avait bien une unité de composition, par quoi elle pouvait être dite une strate : matériaux moléculaires, éléments substantiels, relations ou traits formels. À l’ère Azoïque, les matériaux n’étaient pas la matière non formée du plan de consistance, ils étaient déjà stratifiés et devenaient des « substrates » (éléments foisonnants constitués de coagulats et d’éonbionts innombrables). Mais les substrates ne devaient certes pas être considérés comme de simples substrats : notamment, elles n’avaient pas une organisation moins complexe ou inférieure, et il fallait se garder de tout évolutionnisme cosmique ridicule. Les matériaux fournis par une substrate étaient sans doute plus simples que les composés de la strate elle-même. Entre les matériaux et les éléments substantiels, il y avait une autre organisation, changement d’organisation, non pas augmentation. Les matériaux fournis constituaient un milieu extérieur pour les éléments et les composés de la strate considérée ; mais ils n’étaient pas extérieurs à la strate. Les éléments et composés constituaient un intérieur de la strate, comme les matériaux, un extérieur de la strate, mais tous deux appartenaient à la strate, ceux-ci comme matériaux fournis et prélevés, ceux-là comme formés avec les matériaux. Et encore cet extérieur et cet intérieur étaient relatifs, n’existant que par leurs échanges, donc par la strate qui les mettait en relation. Sur une strate cristalline, le milieu amorphe est extérieur au germe au moment où le cristal n’est pas encore constitué ; mais le cristal ne se constitue pas sans intérioriser et incorporer des masses du matériel amorphe. Inversement, l’intériorité du germe cristallin doit passer dans l’extériorité du système où le milieu amorphe peut cristalliser (aptitude à prendre l’autre organisation, processus d’émergence). Au point que c’est le germe qui vient du dehors. Bref, l’extérieur et l’intérieur sont l’un comme l’autre intérieurs à la strate.
De même pour l’organique : les matériaux fournis par les substrates sont bien un milieu extérieur constituant la fameuse soupe prébiotique, tandis que des catalyseurs jouent le rôle de germe pour former des éléments et même des composés substantiels intérieurs. Mais ces éléments et composés s’approprient les matériaux, non moins qu’ils s’extériorisent par réplication dans les conditions mêmes de la soupe primitive. Là encore, l’intérieur et l’extérieur s’échangent, étant tous deux intérieurs à la strate organique.
Entre les deux, c’est la limite, c’est la membrane qui règle les échanges et la transformation d’organisation, les distributions intérieures à la strate, et qui définissent sur celle-ci l’ensemble des relations ou traits formels, même si cette limite a une situation et un rôle très variables suivant chaque strate : exemple, la limite du cristal ou du cristal liquide et la membrane de la cellule. On peut donc appeler couche centrale, anneau central d’une strate, l’ensemble formant unité de composition : les matériaux moléculaires extérieurs, les éléments substantiels intérieurs, la limite ou membrane porteuse de relations formelles. Il y a comme une seule et même machine abstraite enveloppée dans la strate, et constituant son unité. C’est l’Œcumène, par opposition au Planomène du plan de consistance.
382- Maintenant que nous avons parlé de ce qui restait constant et de ce qui variait sur une strate, du point de vue des substances et des formes, il restait à se demander ce qui variait d’une strate à une autre, en prenant le point de vue du contenu et de l’expression. Car, s’il est vrai qu’il y a toujours une distinction réelle constitutive de double articulation, une présupposition réciproque entre le contenu et l’expression, ce qui varie d’une strate à l’autre, c’est la nature de cette distinction réelle, et la nature et la position respective des termes distingués.
Considérons déjà un premier grand groupe de strates : on peut les caractériser en disant sommairement que le contenu (forme et substance) molaire, entre les deux, la différence est d’abord d’ordre de grandeur ou d’échelle. La double articulation implique ici deux ordres de grandeur.
C’est la résonance, la communication survenant entre les deux ordres indépendants qui instaure le système stratifié, dont le contenu moléculaire a lui-même une forme correspondant à la répartition des masses élémentaires et à l’action de molécule à molécule.
Non moins que l’expression a une forme qui manifeste pour son compte l’ensemble statistique et l’état d’équilibre au niveau macroscopique. L’expression est comme une « opération de structuration amplifiante qui fait passer au niveau macrophysique les propriétés actives de la discontinuité primitivement microphysique ». Nous étions partis d’un tel cas pour les strates physico-chimiques, partout où l’on peut dire que le molaire exprime les interactions moléculaires microscopiques (« le cristal est l’expression macroscopique d’une structure microscopique », « la forme des cristaux exprime certains caractères moléculaires ou atomiques de l’espèce chimique constituante »).
383- Certes, les possibilités étaient elles-mêmes très variées à cet égard, suivant le nombre et la nature d’états intermédiaires, suivant aussi l’intervention de forces extérieures pour la formation de l’expression. Il pouvait y avoir plus ou moins d’états intermédiaires entre le moléculaire et le molaire ; il pouvait y avoir plus ou moins de forces extérieures ou de centres organisateurs intervenant dans la forme molaire. Et sans doute ces deux facteurs étaient-ils en raison inverse, indiquant deux cas-limites. – Par exemple, la forme d’expression molaire pouvait être du type « moule », mobilisant un maximum de forces extérieures ; ou au contraire du type « modulation », n’en faisant intervenir qu’un minimum.
Il y avait dans le cas du moule, des états intermédiaires intérieurs, presque instantanés, entre le contenu moléculaire qui prenait ses formes spécifiques, et l’expression molaire déterminée du dehors par la forme du moule.
Inversement, quand la multiplication et la temporalisation des états intermédiaires témoignaient du caractère endogène de la forme molaire, comme pour les cristaux, il n’y en avait pas moins un minimum de forces extérieures intervenant à chacune de ces étapes.
On devait donc admettre que l’indépendance relative du contenu et de l’expression, la distinction réelle entre le contenu moléculaire avec ses formes et l’expression molaire avec les siennes, avaient un statut spécial doué d’une certaine latitude entre les cas-limites.
On méconnaît par ce fait, et la nature du langage qui n’existe que dans des régimes hétérogènes de signes, distribuant des ordres contradictoires plutôt que faisant circuler l’information, et la nature des régimes de signes, qui expriment précisément les organisations de pouvoir ou les agencements. Ils n’ont rien à voir avec l’idéologie comme expression supposée d’un contenu et la nature des organisations de pouvoir, qui ne se localisent nullement dans un appareil d’État, mais opèrent en tous lieux les formalisations de contenu et d’expression dont ils entrecroisent les segments, et la nature du contenu, qui n’est nullement économique. En référence à la LTI, en dernière instance, puisqu’il y a autant de signes ou d’expressions directement économiques que de contenus non économiques. Ce n’est pas non plus en mettant du signifiant dans l’infrastructure, ou à l’inverse, un peu de phallus ou de castration dans l’économie politique, un peu d’économie ou de politique dans la psychanalyse, qu’on élabore un statut des formations sociales. Il y a enfin un troisième problème. Car il est difficile d’exposer le système des strates sans avoir l’air d’introduire entre elles une espèce d’évolution cosmique ou même spirituelle vers un point Oméga, comme si elles s’ordonnaient en stades et passaient par des transitions de phases et des degrés de perfection. Il n’en est rien pourtant. Les différentes figures du contenu et de l’expression ne sont pas des strates. Il n’y a pas de lithosphère, de biosphère, de noosphère, il n’y a partout qu’une seule et même mécanosphère dans le planomène.
La question des invariants structuraux et l’idée même de structure est inséparable de tels invariants, atomiques ou relationnels et sont essentielles pour la linguistique. C’est la condition sous laquelle la linguistique peut se réclamer d’une pure scientificité, rien que la science, à l’abri de tout facteur prétendu extérieur ou pragmatique.
Cette question des invariants prend plusieurs formes étroitement liées :
les constantes d’une langue (phonologiques par commutativité, syntaxiques par transformativité, sémantiques par générativité)
les universaux du langage (par décomposition du phonème en traits distinctifs, de la syntaxe en constituants de base, de la signification en éléments sémantiques minimaux)
les arbres logiques, qui relient les constantes entre elles, avec des relations binaires sur l’ensemble des arbres (la méthode linéaire arborescente de Chomsky)
la compétence, coextensive en droit à la langue et définie par les jugements de grammaticalité
l’homogénéité, qui porte sur les éléments et les relations non moins que sur les jugements intuitifs
la synchronie, qui érige un « en-soi » et un « pour-soi » de la langue, passant perpétuellement du système objectif à la conscience subjective qui l’appréhende en droit (celle du linguiste lui-même).
384- Gilles Deleuze nous dit : « Il y a une figure universelle de la conscience minoritaire, comme devenir de tout le monde, et c’est ce devenir qui est création. »
Ce n’est pas en acquérant la majorité qu’on y atteint. Cette figure, c’est précisément la variation continue, comme une amplitude qui ne cesse de déborder par excès et par défaut le seuil représentatif de l’étalon majoritaire.
En dressant la figure d’une conscience universelle minoritaire, on s’adresse à des puissances de devenir qui sont d’un autre domaine que celui du Pouvoir et de la Domination.
C’est la variation continue qui constitue le devenir minoritaire de tout le monde, par opposition au fait majoritaire de Personne. Le devenir minoritaire comme figure universelle de la conscience s’appelle autonomie.
Ce n’est certes pas en utilisant une langue mineure comme dialecte, en faisant du régionalisme ou du ghetto, qu’on devient révolutionnaire ; c’est en utilisant beaucoup d’éléments de minorité, en les connectant, en les conjuguant, qu’on invente un devenir spécifique autonome, imprévu. Dans un devenir-animal, on a toujours affaire à une meute, à une bande, à une population, à un peuplement, bref à une multiplicité. « Les chamanes et les sorciers le savent de tout temps. » Il se peut que d’autres instances, d’ailleurs très différentes entre elles, aient une autre considération de l’animal :
Dans l’esprit d’Épiméthée, on peut retenir ou extraire de l’animal certains caractères, espèces et genres, formes et fonctions, etc. La société et l’État ont besoin de caractères animaux pour classer les hommes ; l’histoire naturelle et la science ont besoin de caractères pour classer les animaux eux-mêmes. Le sérialisme et la structure tantôt graduent des caractères d’après leurs ressemblances, tantôt les ordonnent d’après leurs différences. Les caractères animaux peuvent être mythiques ou scientifiques. Mais les nomades ne s’intéressent pas aux caractères, ils s’intéressent aux modes d’expansion, de propagation, d’occupation, de contagion, de peuplement des meutes. Les motifs territoriaux forment des visages ou personnages rythmiques, et les contrepoints territoriaux, des paysages mélodiques.
Il y a personnage rythmique lorsque nous ne nous trouvons plus dans la situation simple d’un rythme qui serait lui-même associé à un personnage, à un sujet ou à une impulsion.
C’est le rythme lui-même qui est tout le personnage, la musique du lieu qui, à ce titre, peut rester constante, mais aussi bien augmenter ou diminuer, par ajout ou retrait de son, de durées toujours croissantes et décroissantes, par amplification ou élimination qui font mourir et ressusciter, apparaître et disparaître.
De même, le paysage mélodique n’est plus une mélodie associée à un paysage, c’est la mélodie qui fait elle-même un paysage sonore, et prend en contrepoint tous les rapports avec un paysage virtuel.
385- La consistance des matières d’expression renvoie donc d’une part à leur aptitude à former des thèmes rythmiques et mélodiques, d’autre part à la puissance du natal.
Et il y a enfin un autre aspect, qui est leur rapport très spécial avec le moléculaire (la machine nous met justement sur cette voie). Les mots mêmes « matières d’expression » impliquent que l’expression ait avec la matière un rapport original.
Au fur et à mesure qu’elles prennent consistance, les matières d’expression constituent des sémiotiques ; mais les composantes sémiotiques ne sont pas séparables de composantes matérielles, et sont singulièrement en prise sur des niveaux moléculaires. Toute la question est donc de savoir si le rapport molaire-moléculaire ne prend pas ici une figure nouvelle. En effet, on a pu distinguer en général des combinaisons « molaire-moléculaire » qui varient beaucoup d’après la direction suivie. En premier lieu : les phénomènes individuels de l’atome peuvent entrer dans des accumulations statistiques ou probabilitaires qui tendent à effacer leur individualité, dans la molécule, puis dans l’ensemble molaire. Mais ils peuvent aussi se compliquer d’interaction, et garder leur individualité au sein de la molécule (l’action d’un trop d’autodétermination intriqué à sa variable a-local/non-linéaire), puis de la macro-molécule, etc., en composant des communications directes d’individus de différents ordres. En second lieu : on voit bien que la différence n’est pas entre individuel et statistique ;
En fait, il s’agit toujours de populations, la statistique porte sur des phénomènes individuels, tout comme l’individualité anti-statistique n’opère que par populations moléculaires.
La différence est entre deux mouvements de groupe, comme dans l’équation de d’Alembert, où un groupe tend vers des états de plus en plus probables (onde divergente et potentiel retardé), mais l’autre groupe vers des états de concentration moins probables (onde convergente et potentiel anticipé). En troisième lieu ; les forces internes intra-moléculaires, qui confèrent à un ensemble sa forme molaire, peuvent être de deux types, ou de relations localisables, linéaires, mécaniques/arborescentes, covalentes, soumises aux conditions chimiques d’action et de réaction, de réactions enchaînées, ou bien liaisons non localisables, surlinéaires, machiniques et non mécaniques, non covalentes, indirectes, opérant par discernement ou discrimination stéréospécifique plutôt que par enchaînement. Un ensemble flou, une synthèse de disparates n’est défini que par un degré de consistance rendant précisément possible la distinction des éléments disparates qui les constituent (discernabilité). Il faut que le matériau soit suffisamment déterritorialisé (laissant une trace dans un topos différent ou à une échelle molaire ou supérieure) pour être molécularisé, et s’ouvrir à du cosmique, au lieu de retomber dans un amas statistique. Or on ne remplit cette condition que par une certaine simplicité dans le matériau non uniforme : maximum de sobriété calculé par rapport aux disparates ou aux paramètres. C’est la sobriété des agencements qui rend possible la richesse des effets de la Machine.
386- On a souvent trop tendance à se reterritorialiser (par sublimation) sur l’enfant, le fou ou le bruit. À ce moment-là, on fait flou, au lieu de faire consister l’ensemble flou, ou de capter les forces cosmiques dans le matériau déterritorialisé. C’est pourquoi Paul Klee se met fort en colère quand on parle de « l’infantilisme » de son dessin. Selon Klee, il faut une ligne pure et simple, jointe à une idée d’objet, et rien de plus, pour « rendre visible », ou capter du Cosmos : on n’obtient rien, sauf un brouillage, un bruitage visuel, si l’on multiplie les lignes et si l’on prend tout l’objet. Selon Varèse, il faut une figure simple en mouvement, et un plan lui-même mobile, pour que la projection donne une forme hautement complexe, c’est-à-dire une distribution cosmique ; sinon, c’est du bruitage. Définition de la sobriété : c’est la condition commune pour la déterritorialisation des matières, la molécularisation du matériau, la cosmicisation des forces. Peut-être l’enfant y arrive-t-il. Mais cette sobriété, c’est celle d’un devenir-enfant, qui n’est pas nécessairement et même surtout pas le devenir de l’enfant, au contraire comme celle d’un devenir-fou, qui n’est pas nécessairement le devenir du fou, au contraire. Il est évident qu’il faut un son très pur et simple, une émission ou une onde sans harmoniques, pour que le son voyage, et qu’on voyage autour du son. Vous trouvez d’autant plus de disparates que vous serez dans une atmosphère raréfiée. Votre synthèse de disparates sera d’autant plus forte que vous opérez avec un geste sobre, un acte de consistance, de capture ou d’extraction qui travaillera sur un matériau non pas sommaire, mais prodigieusement simplifié, créativement limité, sélectionné. Car il n’y a d’imagination que dans la technique. La figure moderne n’est pas celle de l’enfant ni du fou, encore moins celle de l’artiste, c’est celle de l’artisan cosmique. Une bombe atomique artisanale, c’est très simple en vérité, cela a été prouvé, cela a été fait et Ted Kaczynski ne nous désavouerait pas. Être un artisan, non pas un artiste, un créateur ou un fondateur, c’est la seule manière de devenir cosmique, de sortir des milieux, de sortir de la terre. L’invocation au cosmos n’opère pas du tout comme une métaphore, au contraire, l’opération est effective dès que l’artiste met en rapport un matériau avec des forces de consistance ou de consolidation. Comme dit Virilio, dans son analyse très rigoureuse de la dépopulation du peuple et de la déterritorialisation de la terre, la question est : « Habiter en poète ou en assassin ? »
387- L’assassin est celui qui bombarde le peuple existant, avec des populations moléculaires qui ne cessent de refermer tous les agencements, de les précipiter dans un trou noir de plus en plus vaste et profond. Le poète, au contraire, est celui qui lâche des populations moléculaires dans l’espoir qu’elles ensemencent ou même engendrent le peuple à venir, qu’elles passent dans un peuple à venir, qu’elles ouvrent un cosmos. Et là encore il ne faut pas traiter le poète comme s’il se gorgeait de métaphores : il n’est pas sûr que les molécules sonores de la pop music n’essaiment pas, ici ou là, actuellement, un peuple d’un nouveau type, singulièrement indifférent aux ordres de la radio, aux contrôles des ordinateurs, aux menaces de la bombe atomique. C’est en ce sens que le rapport des artistes avec le peuple a beaucoup changé : l’artiste a cessé d’être l’Un-Seul retiré en lui-même, mais il a cessé aussi de s’adresser au peuple, d’invoquer le peuple comme force constituée. Jamais il n’a eu autant besoin d’un peuple, mais il constate au plus haut point que le peuple manque, le peuple, c’est ce qui manque le plus, nous avons délaissé le peuple. Ce ne sont pas des artistes populaires ou populistes, c’est Mallarmé qui peut dire que le Livre a besoin du peuple, et Kafka, que la littérature est l’affaire du peuple, et Klee, que le peuple est l’essentiel, et pourtant il manque. Le problème de l’artiste est donc que la dépopulation moderne du peuple débouche sur une terre ouverte, et cela avec les moyens de l’art, ou avec les moyens auxquels l’art contribue. Au lieu que le peuple et la terre soient bombardés de toutes parts dans un cosmos qui les borne, il faut que le peuple et la terre soient comme les vecteurs d’un cosmos qui les emporte ; alors le cosmos sera lui-même art. Faire de la dépopulation un peuple cosmique, et de la déterritorialisation une terre cosmique, tel est le vœu de l’artiste-artisan. Si nos gouvernements ont affaire avec du moléculaire et du cosmique, nos arts aussi y trouvent leur affaire, avec le même enjeu, le peuple et la terre, avec des moyens incomparables, hélas, et pourtant compétitifs, la faucille et le marteau, l’épée et la masse. N’est-ce pas le propre des créations d’opérer en silence, localement, de chercher partout une consolidation, d’aller du moléculaire à un cosmos incertain, tandis que le processus de destruction et de conservation travaillent en gros, tiennent le devant de la scène, occupent tout le cosmos pour asservir le moléculaire, mettre le pouvoir du Forgeron dans un conservatoire ou dans une bombe ? On réduit trop facilement l’« itinération » (Un espace où tout procède par devenir, dont le modèle n’est plus l’itération ou la représentation) à une condition de la technique, ou de l’application et de la vérification de la science. Mais il n’en est pas ainsi : suivre n’est pas du tout la même chose que reproduire, et l’on ne suit jamais pour reproduire. L’idéal de reproduction, déduction ou induction, fait partie de la science royale, en tout temps, en tout lieu, et traite les différences de temps et de lieu comme autant de variables dont la loi dégage précisément la forme constante. Il suffit d’un espace gravifique et strié pour que les mêmes phénomènes se produisent, si les mêmes conditions sont données, ou si le même rapport constant s’établit entre les conditions diverses et les phénomènes variables. Reproduire implique la permanence d’un point de vue fixe, extérieur au reproduit, c’est regarder couler, en étant sur la rive. Mais suivre, c’est autre chose que l’idéal de reproduction. Pas mieux mais autre chose. On est bien forcé de suivre lorsqu’on est à la recherche des « singularités » d’une matière ou plutôt d’un matériau, et non pas à la découverte d’une forme.
Lorsqu’on cesse de contempler l’écoulement d’un flux laminaire à direction déterminée, et qu’on est emporté par un flux tourbillonnaire.
Lorsqu’on échappe à la force gravifique pour entrer dans un champ de célérité.
Lorsqu’on s’engage dans la variation continue des variables, au lieu d’en extraire des constantes, etc.
Et ce n’est pas du tout le même sens de la Terre : selon le modèle, on ne cesse pas de se re-territorialiser sur un point de vue, dans un domaine, d’après un ensemble de rapports constants, mais suivant le modèle ambulant. C’est en fait le processus de déterritorialisation qui constitue et étend le territoire même.
388- Rappelez-vous de Charles Fourier et sa Gastrosophie :
– « Va à ta première plante, et là observe attentivement comment s’écoule l’eau de ruissellement à partir de ce point. La pluie a dû transporter les graines au loin. Suis les rigoles que l’eau a creusées, ainsi tu connaîtras la direction de l’écoulement. Cherche alors la plante qui, dans cette direction, se trouve la plus éloignée de la tienne. Toutes celles qui poussent entre ces deux-là sont à toi ; plus tard, tu pourras accroître ton territoire. »
– Il y a des sciences ambulantes, itinérantes, qui consistent à suivre un flux dans un champ de vecteurs où des singularités se répartissant comme autant d’accidents.
– Par exemple : pourquoi la métallurgie primitive est-elle nécessairement une science ambulante, qui communique aux forgerons un statut quasi nomade ?
– On peut objecter que, dans ces exemples, il s’agit quand même d’aller d’un point à un autre (même si ce sont des points singuliers), par l’intermédiaire de canaux, et que le flux reste découpable en tranches.
Mais ce n’est vrai que dans la mesure où les démarches et les processus ambulants sont nécessairement rapportés à un espace strié, toujours formalisés par la science royale qui les destitue de leur modèle, les soumet à son propre modèle, et ne les laisse subsister qu’à titre de « technique » ou « science appliquée ». En règle générale, un espace lisse, un champ de vecteurs, une multiplicité non métrique seront toujours traductibles, et nécessairement traduits dans un « compars » : opération fondamentale par laquelle on pose et repose en chaque point de l’espace lisse un espace euclidien tangent, doué d’un nombre suffisant de dimensions, et par laquelle on réintroduit le parallélisme de deux vecteurs, en considérant la multiplicité comme plongée dans cet espace homogène et strié de reproduction, au lieu de continuer à suivre dans une « exploration par cheminement ». C’est le triomphe du logos sur le nomos qui représente l’essence du peuple. Tout n’est pas métal, mais il y a du métal partout. Le métal est le conducteur de toute la matière. Le phylum machinique est métallurgique ou du moins a une tête métallique, sa tête chercheuse, itinérante. Et la pensée naît moins avec la pierre qu’avec le métal : la métallurgie, c’est la science mineure en personne, la science « vague » ou la phénoménologie de la matière. La prodigieuse idée d’une Vie non organique est l’invention, l’intuition de la métallurgie. Le métal n’est ni une chose ni un organisme, mais un corps sans organes, la strate Archaïque même. La ligne septentrionale, ou gothique. C’est d’abord la ligne minière et métallique qui cerne ce corps. Le rapport de la métallurgie avec l’alchimie ne repose pas, comme le croyait Jung, sur la valeur symbolique du métal et sa correspondance avec une âme organique, mais sur la puissance immanente de corporéité dans toute la matière, les cristaux minéralisés comme les cristaux liquides du règne vivant et sur l’esprit de corps qui l’accompagne. Le forgeron de tout temps et en tout lieu fournissait des faucilles et des marteaux aux nomades et aux sédentaires, mais aussi des épées et des masses. Il traçait l’espace du territoire de son sillon métallique, cheminant sur une trajectoire cosmique et machinique. C’est la paix qui libère techniquement le processus matériel illimité de la guerre totale.
389- S’il est question de cheminement, les Beatniks doivent beaucoup à Henry Miller ; avec lui, ils changeront encore l’orientation initiée par Kerouac, ils feront un nouvel usage de l’espace hors des villes. Il y a longtemps que Fitzgerald disait : il ne s’agit pas de partir pour les mers du Sud, ce n’est pas cela que détermine le voyage. Il y a non seulement d’étranges voyages en ville, mais des voyages sur place : nous ne pensons pas aux drogués, dont l’expérience est trop ambiguë, mais plutôt aux véritables nomades. C’est à propos de ces nomades qu’on peut dire, comme le suggère Toynbee : ils ne bougent pas. Ils sont nomades à force de ne pas bouger, de ne pas migrer, de tenir un espace lisse qu’ils refusent de quitter, et qu’ils ne quittent que pour conquérir et mourir comme le Héros. Voyage sur place, c’est le nom de toutes les intensités, même si elles se développent aussi en extension. Penser c’est voyager, et cet ouvrage a essayé précédemment de dresser un modèle théo-noologique des espaces lisses et striés. Bref, ce qui distingue les voyages, ce n’est ni la qualité objective des lieux, ni la quantité mesurable du mouvement, ni quelque chose qui serait seulement dans l’esprit, mais le mode de spatialisation, la manière d’être dans l’espace, d’être à l’espace. Voyager en lisse ou en strié, penser de même. Mais toujours les passages de l’un à l’autre, les transformations de l’un dans l’autre, les renversements. Dans le film « Au fil du temps », Wenders fait s’entrecroiser et se superposer les parcours de deux personnages, dont l’un mène un voyage encore gœthéen, culturel, mémoriel, « éducatif », strié de toutes parts, tandis que l’autre a déjà conquis un espace lisse, fait seulement d’expérimentation et d’amnésie, dans le désert allemand. Mais bizarrement, c’est le premier qui s’ouvre l’espace et opère une sorte de lissage rétroactif, tandis que des stries viennent se reformer sur le second, refermant son espace. Voyager en lisse, c’est tout un devenir, et encore un devenir difficile, incertain. Il ne s’agit pas de revenir à la navigation pré-astronomique, ni aux anciens nomades. C’est aujourd’hui, et dans le sens les plus divers, que se poursuit l’affrontement du lisse et du strié, les passages, alternances et superpositions. Bergson dégageait « deux espèces bien différentes de multiplicité », l’une qualitative et de fusion, continue ; l’autre numérique et homogène, discrète. On remarquera que la matière opère une sorte d’aller-retour entre les deux, tantôt encore enveloppée dans la multiplicité qualitative, tantôt déjà développée dans un schème métrique qui la pousse hors d’elle-même. La confrontation de Bergson avec Einstein, du point de vue de la Relativité, reste incompréhensible si l’on ne la rapporte pas à la théorie de base des multiplicités riemanniennes, telle que Bergson la transforme. Les strates sont des phénomènes d’épaississement sur le Corps de la terre, à la fois moléculaires et molaires : accumulations, coagulations, sédimentations, plissements. Ce sont des Ceintures, des Pinces ou des Articulations ; ainsi on distingue sommairement et traditionnellement trois grandes strates :
physico-chimique, organique, anthropomorphique ou alloplastique (désigne un type de réaction ou adaptation de l’organisme face à l’interaction avec l’entourage qui consiste en une modification seulement du milieu environnant). Chaque strate ou articulation consiste en milieux codés, substances formées. Formes et substances, codes et milieux ne sont pas réellement distincts. Ce sont les composantes abstraites de toute articulation. Une strate présente évidemment des formes et des substances très diverses, des codes et milieux variés. Elle a donc à la fois des types d’organisation formelle et des modes de développement substantiel différents, qui la divisent en parastrates et épistrates : par exemple les divisions de la strate organique. Les épistrates et parastrates qui subdivisent une strate peuvent elles-mêmes être considérées comme des strates (si bien que la liste n’est jamais exhaustive). Une strate quelconque n’en a pas moins une unité de composition, malgré ses diversités d’organisation et de développement. L’unité de composition concerne des traits formels communs à toutes les formes ou codes d’une strate, et des éléments substantiels, matériaux communs à toutes ses substances ou ses milieux. Il y a une grande mobilité des strates. Une strate est toujours capable de servir de substrat à une autre, ou d’en percuter une autre, indépendamment d’un ordre évolutif. Et surtout, entre deux strates ou entre deux divisions de strates, il y a des phénomènes d’interstrates : des transcodages et des passages de milieux, des brassages. Les rythmes renvoient à ces mouvements interstratiques, qui sont aussi bien des actes de stratification. La stratification est comme la création du monde à partir du chaos, une création continuée, renouvelée. Et la validation des strates constitue le jugement de Dieu. L’artiste classique est comme Dieu ; il fait le monde en organisant les formes et les substances, les codes, les milieux, et les rythmes, en construisant son sens esthétique par des capacités Rythmotopiques. L’articulation, constitutive d’une strate, est toujours une double articulation (double-pince). Elle articule en effet un contenu et une expression. Et, tandis que forme et substance ne sont pas réellement distinctes, le contenu et l’expression sont réellement distincts. Si bien que les strates répondent à la grille de Hjelmslev :
– articulation de contenu et articulation d’expression, le contenu et l’expression ayant chacun pour son compte forme et substance.
Entre le contenu et l’expression, il n’y a ni correspondance, ni rapport cause-effet, ni rapport signifié-signifiant : il y a distinction réelle, présupposition réciproque, et seulement isomorphie. Mais ce n’est pas de la même façon que le contenu et l’expression se distinguent sur chaque strate :
– les trois grandes strates traditionnelles n’ont pas la même répartition du contenu et de l’expression (il y a par exemple une « linéarisation » de l’expression sur les strates anthropomorphes).
– C’est pourquoi le molaire et le moléculaire entrent, suivant la strate considérée, dans des combinaisons très différentes par les mouvements systémiques de l’Histoire.
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