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36- Ainsi muni de La « nouvelle Alliance » d’Isabelle Stengers, l’« Anti-psychiatrie » de Jean Oury, l’« imaginaire radical » de Cornélius Castoriadis, et la saggacité de Jack Derrida nous obtenons la « French Théorie ».
« chaque période forge elle-même son matériel humain, et si notre époque avait vraiment besoin de travaux théoriques, elle créerait elle-même les forces nécessaires à sa satisfaction. » (Rosa Luxembourg)
360- Nous pourrions citer Mitchell Feigenbaum et Victor Klemperer comme deux grands découvreurs de ce que signifie l’universalité de la Théorie, l’un dans la dimension physiologique du monde, l’autre dans les structures psychophysiologiques récurrentes du langage autoritaire.
1- La constance de Mitchell Feigenbaum
Mettez-vous dans la situation. Quelques dizaines de mètres en amont d’une cascade, une rivière s’écoule tranquillement. Elle commence à accélérer, à s’agiter. De petits filets d’eau se gonflent et palpitent comme de grosses veines. Mitchell Feigenbaum est debout sur la berge, légèrement en sueur dans sa veste de sport et son pantalon de velours. Il fume une cigarette. Les amis qui l’accompagnent ont continué en amont, vers des plans d’eau plus calmes. Soudain, comme s’il imitait sans raison un spectateur de tennis, il se met à tourner rapidement la tête des deux côtés. « Fixez un détail quelconque, de l’écume, ce que vous voulez. En bougeant la tête suffisamment vite, vous pouvez discerner brusquement toute la structure de la surface et la ressentir jusque dans vos tripes ». Il tira une bouffée de sa cigarette. « Mais si vous avez des connaissances mathématiques et si vous observez ce courant, ou des nuages amoncelés les uns sur les autres, ou si vous vous trouvez sur une digue devant une mer déchaînée, tout ce que vous savez, c’est que vous ne savez absolument rien ». Cela faisait quelques années que Feigenbaum hantait les couloirs du centre de recherches et de stratégie atomique de Los Alamos sans rien produire pour le centre atomique. L’ordre dans le chaos. Voilà le plus vieux cliché de la science. Cette idée d’une unité cachée et d’une forme sous-jacente, omniprésente dans la nature, était en soi attrayante, mais elle connut l’infortuné destin d’avoir inspiré des pseudo-scientifiques et des excentriques. Lorsque Feigenbaum arriva au Laboratoire National de Los Alamos, en 1974, à vingt-neuf ans, il savait que si les physiciens voulaient faire quelque chose de cette idée, ils auraient besoin d’un cadre pratique, d’un moyen de la transformer en calculs. La première approche de ce problème était loin d’être évidente.
361- Carruthers, le directeur scientifique du centre de recherche atomique de Los Alamos, et Feigenbaum avaient bien parlé de turbulence, mais le temps passait et Carruthers lui-même ne savait plus trop vers quoi Feigenbaum s’était orienté. « J’ai cru qu’il avait renoncé et qu’il s’était lancé dans un autre problème. J’étais loin de me douter que cet autre problème était le même problème, celui auquel s’étaient heurtées de nombreuses disciplines : l’aspect du comportement non linéaire des systèmes. En théorie quantique des champs, il y avait cette structure appelée groupe de renormalisation. Personne ne savait qu’il fallait y comprendre la théorie générale des processus stochastiques, ainsi que les structures fractales. Dans les années soixante, les transitions de phase magnétiques constituaient une énigme intellectuelle. Considérez un bloc de métal en train de subir une magnétisation. En entrant dans un état ordonné, il doit prendre une décision. L’aimant peut avoir deux orientations. Il est libre de choisir. Mais chaque parcelle de métal doit faire le même choix. En effectuant ce choix, les atomes du métal doivent, d’une manière ou d’une autre, se communiquer une information. Il divisa par la pensée le métal en cellules cubiques, chacune communiquant avec ses voisines immédiates. Cette communication était de même nature que celle existant entre un atome et ses voisins. D’où l’intérêt de l’invariance d’échelle. La meilleure façon de penser le métal est de le penser par rapport à un modèle de type fractal, avec des cellules de toutes tailles.
362- Dans la pratique, le groupe de renormalisation était loin d’être infaillible. Il exigeait une forte dose d’ingéniosité pour choisir les bonnes opérations permettant de piéger l’invariance d’échelle. Mais il fonctionnait suffisamment bien et suffisamment souvent pour donner aux physiciens, Feigenbaum compris, l’idée de l’appliquer à la turbulence. Cette invariance n’était-elle pas la signature de la turbulence, des fluctuations dans des fluctuations, des tourbillons dans des tourbillons ? Qu’en est-il du seuil de la turbulence – cet instant mystérieux où un système ordonné devient chaotique ? Rien n’indiquait que le groupe de renormalisation eût quelque chose à dire sur cette transition. Rien n’indiquait, par exemple, que cette transition obéissait à l’invariance d’échelle. À la même époque, Feigenbaum réfléchissait à la couleur. L’un des dilemmes de la science au XIXe siècle fut celle qui opposa Goethe et les disciples anglais de Newton sur la nature de la couleur. Selon la physique newtonienne, les idées de Goethe n’étaient que des divagations pseudo-scientifiques. Goethe refusait de considérer la couleur comme une quantité statique dont la valeur devait être déterminée à l’aide d’un spectromètre. Il affirmait que la couleur était liée à la perception (un dépressif voit la couleur bleue du ciel grise). « Usant de poids et de contrepoids légers, la Nature s’assigne des limites à l’intérieur desquelles elle oscille, et engendre cependant toutes les variétés et les conditions de phénomènes qui nous sont présentés dans l’espace et le temps ».
363- La pierre angulaire de la théorie de Newton était sa célèbre expérience du prisme, un prisme divisant un faisceau de lumière blanche en un arc-en-ciel de couleurs étalé sur tout le spectre visible. Newton en déduisit que ces couleurs à l’état pur étaient les composantes élémentaires qu’il fallait mélanger pour obtenir de la lumière blanche. Si l’optique de Newton se trouva confirmée des milliers de fois, le traité de Goethe sur la couleur sombra dans l’obscurité. Quand Feigenbaum entreprit de le retrouver, il découvrit que le seul exemplaire de Harvard avait disparu. Lorsque finalement il parvint à en dénicher un, il s’aperçut que Goethe avait en fait réalisé, lors de son étude sur les couleurs, un exceptionnel ensemble d’expériences. Comme Newton, Goethe avait commencé avec un prisme. Newton avait exposé ce prisme à la lumière et projeté le faisceau divisé sur une surface blanche. Goethe, lui, le plaça devant son œil. Il ne remarqua aucune couleur, aucun arc-en-ciel, aucune nuance particulière. Mais si une petite tache interrompait la surface ou si un nuage apparaissait dans le ciel, il observait alors une gerbe de couleurs. C’est « l’alternance de la lumière et de l’ombre », qui engendre la couleur. C’est ainsi qu’il alluma au crépuscule une bougie devant une feuille de papier blanc et plaça un crayon entre elle. Dans la lumière de la bougie, l’ombre était d’un bleu brillant. Comment alors une ombre divise-t-elle le blanc en une région bleue et une région jaune rougeâtre ? La couleur est un degré d’obscurité lié à l’ombre selon Goethe. La couleur résulte de l’existence de conditions limites et de singularités phénoménologiques. Alors que Newton était réductionniste, Goethe était holiste.
364- Feigenbaum se persuada que c’était Goethe qui avait raison. Les couleurs que nous percevons varient en fonction des moments et des personnes. Mais selon Feigenbaum, les idées de Goethe étaient plus scientifiques qu’il n’y paraissait. Goethe insista sur la reproductibilité de ses expériences. Pour lui, c’était la perception des couleurs qui était universelle et objective. Feigenbaum en vint à se demander quel formalisme mathématique pouvait correspondre à la perception humaine, en particulier à une perception qui écartait la multiplicité désordonnée de l’expérience et découvrait des qualités universelles. – Le rouge n’est pas nécessairement une largeur de bande lumineuse particulière. C’est une région dans un univers chaotique, et ses frontières ne sont pas si facilement descriptibles ; cependant, nos cerveaux s’accordent pour reconnaître la couleur rouge avec une cohérence régulière et vérifiable. Il fallait certainement comprendre comment le désordre peut engendrer l’universalité au travers de la conscience collective. Lorsque Feigenbaum commença à réfléchir sur la non-linéarité, à Los Alamos, il prit conscience que ses études ne lui avaient rien appris d’utile. Résoudre un système d’équations différentielles non linéaires sur des corps multiples était impossible. Appliquer la technique perturbative, avec ses corrections successives d’un problème soluble que l’on espérait très proche d’un problème réel, lui paraissait insensé. Après avoir lu des textes de Theodore Schwvenk sur les écoulements et les oscillations non linéaires, il décréta qu’ils ne contenaient rien ou presque susceptible d’aider un physicien digne de ce nom.
365- Avec pour tout matériel du papier et un stylo, il décida alors de commencer un analogue de l’équation élémentaire que Robert May avait étudiée en biologie des populations. Il se trouve que cette équation est celle que les étudiants utilisent en géométrie pour tracer une parabole. Elle peut s’écrire : y = r (x – x²). Chaque valeur de x donne une valeur pour y et la courbe résultante exprime la relation entre x et y pour toute valeur de x. La courbe monte en flèche ; si x prend une valeur médiane, y est alors grand. La parabole atteint ensuite un maximum puis redescend : si x est grand, y redevient petit. Cela correspond, dans les modèles écologiques, à l’effondrement des populations, empêchant une croissance illimitée et irréaliste. Feigenbaum eut l’idée d’effectuer ce calcul non pas une seule fois, mais de l’itérer à l’infini, comme une boucle de « feed-back » : le résultat d’une étape servait de données pour l’étape suivante. La parabole était d’un grand secours pour voir ce qui se passait. Prenez une valeur initiale sur l’axe des x. Remontez jusqu’à la parabole. Lisez la valeur résultante sur l’axe des y. Reportez-la sur l’axe des x puis recommencez l’opération. La suite de points rebondit sur la parabole, puis, parfois, se dirige vers un équilibre stable où x et y sont égaux et où leurs valeurs ne varient donc plus. Rien n’était plus éloigné de l’esprit des calculs complexes de la physique standard. Au lieu d’un problème labyrinthique à résoudre en une seule fois, c’était un calcul simple à insérer sans arrêt. Ici, le résultat n’était qu’une série de nombres qui ne convergeait pas toujours vers un état stationnaire. Elle pouvait s’achever en oscillant entre deux valeurs ou, comme May l’avait expliqué aux biologistes des populations, varier de manière chaotique aussi longtemps que quiconque voudrait l’observer. Le choix entre ces différents comportements possibles dépendait de la valeur du paramètre de contrôle « r ». Comme May, Lorenz examina d’abord ce qui se passait en itérant cette équation pour diverses valeurs du paramètre. Pour de petits paramètres, le système atteignait un point fixe, stable : on avait certainement affaire à un « climat » au sens le plus banal du terme, le temps ne changeait jamais. Pour des valeurs plus élevées, Lorenz observa une oscillation entre deux points, et là encore, le système convergeait vers une moyenne simple. Mais au-delà d’une certaine valeur, il vit apparaître le chaos. Comme il pensait au climat, il se demanda si non seulement ce feed-back continu engendrait un comportement périodique, mais aussi quelle serait l’interprétation de sa valeur moyenne. Il comprit que cette moyenne, elle aussi, fluctuait en permanence. Il en déduisit que le climat de la Terre ne peut jamais s’installer durablement dans un équilibre possédant un comportement moyen à long terme.
366- Quand l’inspiration arriva, ce fut sous la forme d’un dessin, d’une image mentale composée de deux petites formes ondulées et d’une troisième, plus grosse (connue ensuite par le terme de tamis de Sierpinski). Elle concernait l’invariance d’échelle et elle ouvrit à Feigenbaum la voie qu’il cherchait. Il étudiait les attracteurs étranges et les diagrammes de convergence vers le chaos. Ce fut à partir de telles figures que Feigenbaum élabora sa théorie. Il commença à penser en termes de récurrence : en termes de fonctions de fonctions, puis en termes de fonctions de fonctions de fonctions, et ainsi de suite : des applications avec deux maximums, puis quatre. L’universalité faisait une différence entre le beau et l’utile. L’universalité signifiait que des systèmes différents se comportaient de manière identique. Tout le monde savait que la turbulence correspond à un spectre de fréquences continu et tout le monde s’interrogeait sur l’origine de ces fréquences. Et soudain, on se mit à les voir surgir l’une après l’autre. La conséquence physique de ce fait était que les systèmes du monde réel avaient le même comportement reconnaissable, et ce comportement était le même au niveau des mesures. L’universalité de Feigenbaum n’était pas seulement qualitative, elle était quantitative : non seulement structurale, mais aussi métrique, gravitationnelle. Elle ne s’applique pas uniquement aux formes, mais à des nombres précis. Cette universalité est la « constante d’échelle », la constante de Feigenbaum ! Et comme toutes les constantes, elles dérivent.
2- La constante de Victor Klemperer
367- Victor Klemperer est né en 1881. Philologue, spécialiste de la littérature française du XVIIIe siècle, il enseigne à l’Université de Dresde avant d’être destitué en 1935 par les lois anti-juives. V. Klemperer tient un journal bien avant l’arrivée de Hitler au pouvoir. Mais, à partir de 1933, pour cet homme qui aurait voulu « s’absorber exclusivement dans la science et éviter cette satanée politique », le journal devient un moyen de survie intellectuelle. Après la guerre, V. Klemperer retient dans son journal les passages qui, écrits entre 1933 et 1945, concernent le discours nazi. Il complète ses notes et publie le tout en 1947 sous le titre « Lingua Tertii Imperii » (la langue de l’Empire). Il y consigne tout ce qu’il a observé et entendu la veille. « Je me disais : tu écoutes avec tes oreilles et tu écoutes ce qui se passe au quotidien, juste au quotidien, l’ordinaire et la moyenne. V. Klemperer écoute avec ses oreilles et lit avec ses yeux tout ce qui passe à sa portée : journaux, communiqués militaires, discours de dirigeants nazis entendus à la radio, livres et brochures, conversations entendues ici ou là… V. Klemperer note tout ce qui a trait aux mots : germanisation des noms de lieux, prénoms donnés ou imposés aux enfants (prénoms supposés germaniques ou supposés juifs selon les cas), apposition de la mention « J » puis « Juif » sur des supports de plus en plus nombreux à mesure que croit l’oppression, floraison de siglaisons et d’abréviations, ces procédés qui « s’instaurent partout où l’on technicise et où l’on organise », quand, « conformément à son exigence de totalité, le nazisme technicise et organise justement tout ». V. Klemperer observe la mise en place de la LTI, la « langue du Troisième Reich », sa montée en puissance, et son durcissement désespéré à partir de 1943. La LTI, écrit V. Klemperer, est une langue dont la « pauvreté » est la « qualité foncière ». Il note : « La répétition constante semble être un effet de style capital dans leur langue ». Tout en elle « devait être harangue, sommation, galvanisation ». Klemperer relève dans la LTI les mots dont la fréquence augmente « spontané, instinct, fanatique et fanatisme, aveuglément, éternel, pur, étranger à l’espèce », et bien entendu le mot « total », désigné par V. Klemperer comme le « mot clé du nazisme ».
368- Le philologue observe aussi des segments qui se figent, comme la guerre imposée à un Führer soi-disant pacifique, ou la haine insondable des Juifs, cliché entendu quotidiennement. V. Klemperer relève également les mots dont la productivité lexicologique s’accroît : les préfixes Welt (mondial) et gross (grand), ainsi que Volk (peuple), autre maître-mot du nazisme, dont V. Klemperer enregistre les bourgeonnements protéiformes. La LTI aime les néologismes ; il en crée tels que Untermenschentum (sous-humanité), entjuden (déjudaïser), arisieren (aryaniser), aufnorden (rendre plus nordique). Mais en fait, selon Klemperer, la LTI invente peu de mots. Elle préfère s’emparer de mots existants, en changer le sens, en retourner le sens et les empeser de son amidon discursif. « Tout est emprunté et pourtant tout est nouveau et appartient pour toujours à la LTI ». Quand un locuteur de LTI parle du système, il faut entendre parlementarisme de Weimar, processus démocratique. Les mots fanatique et fanatisme, jusque-là péjoratifs, se mettent à désigner conjointement toutes les qualités de courage, de volonté et de dévouement. « Les jours de cérémonie, il n’y avait pas un article de journal, pas un message de félicitations, pas un appel à quelque partie de la troupe ou quelque organisation, qui ne comprît un « éloge fanatique » ou une « profession de foi fanatique » et qui ne témoignât d’une « foi fanatique » en la pérennité du Troisième Reich ». Peu de mots engloutis par la LTI sont à l’abri d’un changement de sens. Et la LTI cherche précisément à s’emparer de tous, même des plus communs. Peut-être faudrait-il, écrit V. Klemperer après la guerre, mettre les mots du vocabulaire nazi « pour longtemps, ou pour toujours, dans la fosse commune ». V. Klemperer a des intuitions foudroyantes. Dans son journal, à la date du 29 octobre 1933, alors que les nazis ont déjà mis en place des camps destinés aux opposants politiques, il écrit : « Je crois qu’à l’avenir, où que l’on prononce le mot « camp de concentration », on pensera à l’Allemagne hitlérienne et seulement à l’Allemagne hitlérienne ». La mémoire discursive se met en place sous les yeux de l’observateur attentif. Dès 1933, le déjà dit commence à peser sur l’expression qui pour toujours dégage, par excellence, « l’odeur de charogne du Troisième Reich ». Qui fabrique la LTI ? V. Klemperer voit en Goebbels son forgeron principal, et en Hitler, Göring et Rosenberg ses acolytes. Qui parle la LTI ? « Tous, littéralement tous, parlaient une seule et même LTI ». Le nazisme a fait de la langue du parti la langue de tous. Il a fait d’un bien particulier un bien général. Il a accompli son dessein totalitaire. Partout, même « dans les maisons de Juifs, on avait adopté la langue du vainqueur ».
369- Les mots circulent, du parti à l’armée, du parti à l’économie, du parti au sport, du parti aux jardins d’enfants. Le mot Weltanschauung (vision du monde), à son départ « terme clanique », se met à circuler sur toutes les lèvres : « Chaque petit-bourgeois et chaque épicier des plus incultes parle à tout propos de sa Weltanschauung et de son attitude fondée sur sa Weltanschauung ». On se rappelle que le journal de Klemperer est un des multiples matériaux à partir desquels Jean-Pierre Faye a élaboré la notion de langage totalitaire (Langages totalitaires, Paris, Hermann, 1972). Le paradoxe méconnu de l’histoire, c’est de constituer un espace où le récit de l’action agit sur l’action même. Et en change la face. Dans l’entre-deux-guerres, les « récits idéologiques » de l’extrême droite italienne et allemande racontent l’histoire sur la base de certains termes : le Stato totalitario et le totale Staat. Discours qui s’articulent de façon matérielle, dans les contextes de crise les plus graves pour l’économie mondiale. Elle fait apparaître « les transformations qui opèrent sous le couvert du jargon ou de la Novelangue » (Rauschning). Celles-ci se mettent en mains les formules du pouvoir. Ce qui est en jeu : la mise en acceptabilité du nazisme ou d’autres secousses redoutables dans l’histoire et de son « roman criminel ». Les écrits de Faye et de Klemperer nous mènent l’un et l’autre à cette conclusion : depuis les Sophistes grecs, il existe un pouvoir des mots (plutôt, un pouvoir des hommes en tant qu’ils utilisent les mots) à vicier le politique, à travestir, mentir, tromper, à faire le malheur des gens. « S’il est possible d’analyser les discours de malheur qui se font sous nos yeux, alors nous avons un moyen d’en désamorcer les pouvoirs redoutables. » (Alice Krieg).
Dada entreprit ce travail, son premier mouvement se caractérise par une remise en cause de toutes les conventions et contraintes idéologiques, esthétiques et politiques. Dada est issu d’une filiation expressionniste et donne naissance à un Manifeste littéraire, publié sous forme de tract, en février 1915, par Hugo Ball et Richard Huelsenbeck. Ceux-ci affirment : « Nous ne sommes pas assez naïfs pour croire dans le progrès ». Il met en avant un esprit mutin et caustique, un jeu avec les convenances et les conventions, son rejet de la raison et de la logique, et marque, avec son extravagance, sa dérision pour les traditions et son art très engagé. Proche de l’idéologie socialiste, voire anarchiste. Pour Tzara, ou même Hausmann, Dada se démarque à l’époque par sa proximité avec le militantisme radical. Les artistes de Dada se voulaient irrespectueux, extravagants, affichant un mépris total envers les « vieilleries » du passé. Ils cherchaient à atteindre la plus grande liberté d’expression, en utilisant tout matériau et support possible. Ils avaient pour but de provoquer et d’amener le spectateur à réfléchir sur les fondements de la société. Ils cherchaient également une liberté du langage, qu’ils ont rendu lyrique et hétéroclite.
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