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44- Qu’est-ce-que le nomadisme psychique ?
440- Le nomadisme psychique comme tactique, ce que Deleuze et Guattari appellent métaphoriquement « la machine de guerre nomade », déplace le paradoxe d’un monde passif à un mode actif, et peut-être même parfois « violent ». L’agonie terminale et les soubresauts du lit de « Dieu » durent depuis si longtemps sous la forme du capitalisme, du fascisme et du communisme, par exemple, qu’une bonne dose de « destruction créatrice » doit encore être infusée par les commandos et les apaches post-bakouniniens et post-nietzschéens de l’ancien Consensus. Ces nomades pratiquent la razzia, ce sont des corsaires, ce sont des virus ; ils ont à la fois le besoin et le désir pour la ZAT, des campements de tentes noires sous les étoiles du désert, des interzones, des oasis occultes fortifiées le long de routes caravanières secrètes, des bouts de jungles et de marécages « libérés », des zones interdites, des marchés noirs et des bazars undergrounds. Ces nomades cartographient leurs courses par le biais d’étranges étoiles, qui pourraient bien être des clusters de données dans le cyberespace, ou de simples hallucinations. Ouvrez une carte du pays ; superposez-lui une carte des changements politiques ; au-dessus, une carte du Net, mieux du Dark-Web avec ses flux d’informations clandestines – enfin, sur le tout, mettez la carte à l’échelle 1:1 de l’imagination créatrice et des valeurs esthétiques. La grille qui en résulte prend vie, animée par des courants et des palpitations d’énergie inattendues, des coagulations de lumière, des tunnels secrets, des surprises. Nous avons déjà parlé du Net que nous avons défini comme l’intégralité des transferts de la communication et de l’information. Certains de ces transferts sont privilégiés et réservés à une élite, ce qui donne au Net un aspect hiérarchique. D’autres sont ouverts à tous, ainsi le Net a également un aspect horizontal et non hiérarchique. Les données militaires et de renseignement sont restreintes, comme le sont les informations bancaires et monétaires. Mais globalement, les transferts téléphoniques, postaux, etc. sont accessibles à tout un chacun. Ainsi, au sein même du Net a commencé à émerger une vague sorte de « contre-Net » que nous appelons le Web (comme si le Net était un filet de pêche et le Web une toile d’araignée tissée dans les interstices et les maillages du Net).
441- Généralement, nous utiliserons le Web afin de nous référer à la structure alternative et horizontale de l’échange d’information, le réseau non hiérarchique, et nous réservons le terme de contre-Net pour indiquer l’utilisation clandestine illégale et rebelle du Web : le hacking, le piratage et les autres formes de sangsues du Net. La question véritable n’étant pas de se demander s’il existe une relation entre telle et telle chose, tel ou tel groupe ou tel ou tel réseau, mais quels en sont les modalités, le code. Il n’y a rien de systématique à la question et décoder la réalité jusqu’à la définition du mot « Dieux » ne sera jamais à notre portée, ne serait-ce que pour des raisons psychanalytiques, mais cette situation fait de la famille mondiale des hackers au sens large la confrérie des Archanges du futur. Net, Web et contre-Net sont tous trois des parties d’un même ensemble, d’un rhizome, ils se confondent les uns dans les autres en de nombreuses occasions. Les termes ne prétendent pas définir des zones, mais suggérer des tendances. Qu’est-ce que la classe productrice ? Vous serez peut-être amené à admettre que ces termes ont perdu leur sens. En tous cas, les réponses à de telles questions sont si complexes que la ZAT incline à les ignorer dans leur ensemble et à ne prendre que ce qui lui est utile. « La culture est notre nature » – et nous sommes les cueilleurs/chasseurs du monde nouveau de la Com-Tech. Les formes actuelles du Web de l’ombre sont encore, et on ne peut que le supposer, plutôt primitives : un réseau de samizdat, d’e-zines marginaux, des réseaux BBS, des softs piratés, du hack, du piratage téléphonique, une certaine influence de la presse et la radio, presque aucune sur les gros médias – pas de chaîne de télé, pas de satellite, pas de fibre optique, pas de câble, etc. Cependant, le Net représente un modèle de relations changeantes/évolutives entre les sujets (les « utilisateurs ») et les objets (les « données »). La nature de ces relations a été étudiée en long et en large, de McLuhan à Virilio. La ZAT a une localisation dans le temps et dans l’espace temporaire, mais réelle. Elle doit donc aussi avoir un « lieu » sur le Web, et celui-ci est d’une toute autre nature : pas réel, mais virtuel ; pas immédiat, mais instantané. Le Web fournit non seulement un support logistique à la ZAT, mais il l’aide également à naître ; on pourrait dire platement que la ZAT « existe » dans l’espace-information ainsi que dans le « monde réel ». Le Web peut compacter une grande quantité de temps, sous la forme de données, dans un « espace » infinitésimal. Nous avons remarqué que la ZAT, du fait de sa nature temporaire, doit se passer de certains avantages offerts par la liberté, car elle a une durée et une localisation plus ou moins fixes.
442- Cependant, le Web peut offrir une forme de substitut à ce manque – il peut informer la ZAT, dès son lancement, en la nourrissant d’une vaste quantité de temps et d’espaces compactés « subtilisés » sous la forme de données. À ce stade de l’évolution du Web, et compte tenu de nos désirs de « face-à-face » et de sensuel, nous devons le considérer avant tout, le voir comme un système de soutien capable de transporter de l’information d’une ZAT à l’autre, de défendre la ZAT, de la rendre « invisible » ou de lui donner des armes lorsque la situation l’exige. Mais plus encore : si la ZAT est un campement nomade, alors le Web peut fournir les épopées, les chansons, les généalogies et les légendes de la tribu ; il fournit les routes caravanières secrètes et les pistes de razzias des surplus de la surproduction qui constituent les veines de l’économie tribale ; il contient même certaines des routes qu’ils emprunteront, certains des rêves qu’ils vivront comme autant de signes et d’augures. Pour exister, le Web ne dépend d’aucune technologie informatique. Le bouche-à-oreille, le courrier, les réseaux de fanzines, les « chaînes téléphoniques » suffisent déjà pour construire un réseau d’information. La clé n’est pas la marque ou le niveau de la technologie que l’on emploie, mais l’ouverture et l’horizontalité de la structure, les Wikinomics de la chaine de solidarité. Néanmoins, tout le concept du Net implique l’utilisation d’ordinateurs. Dans l’imaginaire science-fiction, le Net tend à la condition de cyberespace (comme dans Tron ou Neuromancer) et à la pseudo-télépathie de la « réalité virtuelle ». On ne peut s’empêcher d’imaginer le « hack de la réalité » (le « Reality Hacking » comprend toutes les formes de piratages, d’utilisations non violentes légales ou non des outils informatiques dans le cadre d’actions politiques, sociales, culturelles subversives) comme un acteur majeur dans la création de la ZAT. Comme pour William Gibson et Michael Bruce Sterling, le Net officiel ne réussira jamais à faire fermer le Web ou le contre-Net – que le piratage de données, les transmissions non autorisées et le flux libre d’information ne peuvent être stoppés. (« En fait, si l’on comprend la théorie du chaos et l’incertitude de Gödel, tout système de contrôle universel est impossible »). La ZAT peut, sans doute, trouver son propre espace en se concentrant sur deux attitudes tout aussi contradictoires concernant le Hi-Tech et son apothéose, le Net : ce que nous pouvons appeler : la position « Cinquième Pouvoir » vs « Néopaléolithique post-situationniste écolo » s’exprimant comme un argument luddite contre la médiation et contre le Net, ou la position Ted Kaczynski.
(2) Les utopistes cyberpunks, les libertariens futuristes, les « reality hackers » et leurs alliés qui voient le Net comme une étape dans l’évolution et partent du principe que tous les effets négatifs de la médiation peuvent être surmontés – du moins une fois que nous aurons libéré les moyens de production… La Zone d’Autonomie Temporaire est d’accord avec les hackers, car elle veut naître – en partie – via le Net, et même au travers de la médiation du Net. Mais elle est également en accord avec les écolos et les anti-tech car elle conserve une conscience acérée d’elle-même en tant que « corps » et ne ressent que de la révulsion pour la CyberGnose, cette tentative de transcender le corps par l’instantanéité et la simulation.
443- La ZAT incline à voir la dichotomie Tech/Anti-tech, High-Tech/Low-Tech comme trompeuse, ainsi qu’il en va de la plupart des dichotomies où les opposés se révèlent n’être que des falsifications ou des hallucinations causées par la sémantique. C’est là une autre manière de dire que la ZAT veut vivre dans ce monde, pas dans l’idée d’un autre monde quelque peu visionnaire né d’une fausse unification (tout écolo OU tout techno) qui ne peut être qu’une autre chimère ; « ainsi que le dit Alice, confiture hier, confiture demain, mais jamais de confiture aujourd’hui ». La ZAT est « utopique » dans le sens où elle envisage une intensification de la vie de tous les jours, ou – ainsi que les surréalistes l’ont dit – la pénétration de la vie par le merveilleux, le Magique. Mais elle ne peut être utopique dans le seul sens du mot : nulle part, ou Lieu de Non-Lieu. La ZAT est bien quelque part. Elle se situe à l’intersection de nombreuses forces, tel un lieu de pouvoir païen à la jonction d’alignements de sites, visible à l’adepte au travers de bouts de terrains, de paysages, de courants d’air, d’eau, d’animaux. Aujourd’hui, les lignes ne sont plus toutes gravées dans le temps et l’espace. Certaines n’existent que « dans » le Web, même si elles se confondent avec des temps et des lieux réels. Peut-être que certaines de ces lignes sont non-ordinaires dans le sens qu’aucune convention n’existe afin de les quantifier. Ces lignes peuvent mieux s’étudier à la lumière de la science du chaos qu’à celles de la sociologie, des statistiques, de l’économie, etc. Le réseau de force qui permet à la ZAT d’exister n’a rien en commun avec ces « étranges attracteurs » chaotiques qui existent, pour ainsi dire, entre les dimensions. La ZAT, par sa nature même, se saisit de tous les moyens disponibles afin de se réaliser – elle viendra à la vie, que ce soit dans une grotte ou dans une cité spatiale – mais, pardessus tout, elle vivra, maintenant, ou dès que possible, même dans une forme suspecte ou pitoyable, spontanément, sans égard pour l’idéologie ou même la contre-idéologie. Elle utilisera l’ordinateur, car celui-ci existe, mais elle utilisera aussi des pouvoirs tellement étrangers à l’aliénation ou à la simulation qu’ils garantiront un certain paléolithisme psychique à la ZAT, un esprit chamanique primordial qui « infectera » le Net lui-même. La ZAT étant une intensification, un surplus, un excès, un potlatch, une vie qui se vit plutôt que de survivre, elle ne peut être définie ni par la technologie ni par l’anti-technologie. En véritable petit lutin méprisant, elle se contredit elle-même, car elle désire être, à n’importe quel prix, peu importe les atteintes à la « perfection », d’une immobilité d’un « grand final fantasmé ». Dans l’Ensemble de Mandelbrot, et dans sa représentation graphique, nous observons – au sein d’un univers fractal – des cartes contenues et cachées dans des cartes au sein des cartes jusqu’aux limites de la puissance de calcul de l’ordinateur. À quoi peut bien servir cette carte qui est à l’échelle 1:1 par rapport à la dimension fractale ? Que peut-on bien en faire, si ce n’est admirer son élégance psychédélique ?
444- Si nous devions imaginer une carte de l’information – une projection cartographique du Net dans son ensemble – nous devrions alors y insérer les spécificités du chaos, qui émergent déjà, par exemple, dans les opérations complexes de calcul par processeurs parallèles, les télécommunications, les transferts électroniques d’argent, les virus, la guérilla du hack, etc. Chacune de ces zones de chaos pourrait être représentée par des topographies similaires à l’Ensemble de Mandelbrot, de telle manière que des « péninsules » soient contenues ou cachées dans la carte – de manière telle qu’elles semblent disparaître. Cet « ordonnancement » – dont certaines parties disparaissent, certaines parties s’effacent d’elles-mêmes – représente le processus même par lequel le Net est déjà compromis, inaccompli selon ses propres principes, et en définitive incontrôlable. En d’autres mots, l’Ensemble M, ou quelque chose d’équivalent, pourrait s’avérer utile dans la « conspiration » (dans tous les sens du mot) en vue de l’émergence du contre-Net en tant que processus chaotique, une « solution créatrice » selon les mots d’Iliya Prigogine. En tout cas, l’Ensemble M sert comme métaphore pour une « cartographie » de l’interface de la ZAT avec le Net en tant que disparition de l’information. Chaque « catastrophe formelle » au sein du Net sera endommagée par le chaos, tandis que le Web pourra prospérer grâce à lui, ou au travers des multitudes de samizdats échangés sous le manteau. Que ce soit au travers du simple piratage de données, ou au travers d’un développement complexe du rapport réel avec le chaos, le hacker du Web, le cybernéticien de la ZAT, trouvera des moyens de tirer avantage des perturbations, crash et pannes du Net, les moyens de sortir l’information de « l’entropie ». Comme bricoleur, pilleur de parcelles d’informations, contrebandier, maître chanteur, et peut-être même cyberterroriste antisystème du type Mrs. Robot, le hacker de la ZAT œuvrera pour l’évolution des connexions fractales clandestines. Celles-ci, et le flux des diverses informations qui transitent entre elles constitueront des « prises de courant énergétique » pour la ZAT en devenir – comme si l’électricité était dérobée au monopole de l’énergie afin d’illuminer une maison abandonnée occupée par des squatteurs. Ainsi, le Web, afin de produire des situations amenant à la ZAT, parasitera le Net – mais nous pouvons aussi concevoir cette stratégie comme une tentative de construire le réceptacle d’un Net alternatif et autonome, « libre » et non plus parasite, qui servira de base à une « nouvelle société émergeant de la coquille de l’ancienne ». Pour parler de manière pratique, le contre-Net et la ZAT peuvent être considérés comme des fins en soi – mais théoriquement, elles peuvent aussi être considérées comme une lutte pour une réalité différente. Il faut très peu compter sur une hypothétique classe auto-entrepreneuriale émergente dans le domaine du traitement des données devant être capable de mettre bientôt sur pied un artisanat industriel ou quelque travail de merde à la carte pour diverses sociétés ou administrations. En outre, nul besoin d’être voyant pour prévoir que cette « classe » développera sa propre sous-classe – une forme de « lumpen yuppietariat » : les ménagères, par exemple, qui fourniront à leur famille un « second revenu » en transformant leur cuisine en ateliers de misère électroniques, de petites tyrannies du travail où le boss est un réseau informatique. Ai-je réellement besoin d’un PC afin d’obtenir encore plus d’informations ? Vous m’offrez des informations secrètes ? Très bien, je me laisserai peut-être tenter – mais je vous demanderai alors des secrets merveilleux, pas de simples listes téléphoniques ou les faits divers concernant les flics ou les politiciens. Plus que toute autre chose, je veux que les ordinateurs me fournissent des informations liées aux choses réelles – « les bonnes choses de la vie » ainsi que le promettait l’utopie numérique de Stewart Brand traduit dans le Préambule de l’IWW. Et ici il faut déplorer que dans leurs pratiques courantes, les hackers et les utilisateurs des BBS usent d’une irritante imprécision historique et intellectuelle.
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